Entreprises et territoires, un jeu complexe

Intervention prononcée lors du colloque Entreprises et territoires du 25 septembre 2006

L’enjeu est pour moi triplement difficile. D’abord parce que, arrivé le dernier, je vais parler le dernier quand pratiquement tout a été dit. Deuxièmement, j’ai été invité à cette table ronde en tant que président de la SNCF. Depuis j’ai changé de casquette et je suis président d’une entreprise qui n’a rien à voir avec la SNCF et comme l’un des principes qui guident ma vie est qu’on pense comme le fauteuil dans lequel on est assis, une part de mon cerveau pense comme la SNCF dont je ne suis pas encore trop loin et l’autre partie pense comme EADS dans lequel je m’immerge actuellement.

La SNCF est une entreprise extrêmement nationale avec un ancrage extrêmement fort dans les territoires, certains ont même vu dans le chemin de fer – et je partage cet avis – la création de la République, c’est la thèse d’Eugen Weber dans « La fin des terroirs ». Le chemin de fer a ouvert le pays et lui a permis de prendre sa dimension nationale. Les chemins de fer ont donc une histoire complètement liée au territoire.
En revanche EADS est une construction européenne associant des activités françaises, allemandes, espagnoles et même britanniques pour une assez lourde part puisque nous employons 17 000 personnes en Grande-Bretagne. Ceci implique une vision complètement différente, un marché complètement mondial dans lequel le marché français occupe une place relativement réduite, même si elle n’est pas négligeable.

Je vais essayer d’aller vite dans trois réflexions.

La première tient à la complexité des relations entre les entreprises et les territoires, des relations – me disait-on quand j’ai appris les mathématiques – biunivoques, c’est-à-dire qui fonctionnent dans les deux sens. Les entreprises jouent un rôle essentiel dans l’aménagement du territoire, c’est même l’une des missions confiée à la SNCF par la loi de 1982 (on pourrait y associer aujourd’hui Réseau ferré de France). Je pourrais aussi citer le poids d’Airbus dans la région toulousaine. En même temps, comme cela a été dit par mes prédécesseurs, notamment par Denis Gautier Sauvagnac, les territoires supportent les entreprises ; il y a des terreaux plus ou moins fertiles et la compétitivité des territoires n’est pas la même. Je partage totalement votre avis (s’adressant à Madame Gauthey) sur le haut débit. J’ai essayé de convaincre un certain nombre de maires dont on supprimait les trains qu’il était beaucoup plus important pour eux d’avoir le haut débit. Je n’ai pas parfaitement réussi à les convaincre. Je me souviens avoir essayé cela avec la maire de Laguépie, une petite ville que je connais bien dans le Tarn et Garonne.

Cette complexité des relations donne du jeu à l’Etat et aux collectivités territoriales. C’est là qu’ils peuvent jouer pour permettre aux entreprises de bénéficier à plein des effets de compétitivité du territoire et en même temps pour leur expliquer qu’elles doivent rendre une partie de ce que le territoire leur a donné. Je pense que, dans ce domaine, les régions jouent aujourd’hui un rôle de plus en plus significatif aux côtés de l’Etat. J’ajoute que j’ai trouvé utile ce qui a été fait sur les pôles de compétitivité parce que si la haute technologie n’est pas tout, elle est beaucoup et elle tire le reste pour une partie. C’était une bonne initiative à condition que toute ville de 20 000 habitants n’ait pas son pôle de compétitivité : on assisterait alors à une dispersion des moyens limités qu’on peut mettre en œuvre.

J’ai écouté également les propos de Denis Gautier Sauvagnac sur les aspects sociaux. Au risque de vous surprendre, je les approuve en partie.
Je pense que les charges sociales sont imputées à la production dans notre pays et que ceci pose un véritable sujet de réflexion.
Je pense que le code du travail est d’une complexité inimaginable et que, quel que soit le bord depuis lequel on le regarde, on ne peut pas continuer avec cet empilement de textes qui rend tout mouvement aléatoire puisque potentiellement soumis à l’examen du juge.
Je pense que la place laissée au dialogue social est insuffisante.

Nous avons là-dessus des progrès à faire. Mais je vois aussi l’autre aspect :
Quand on demande aux entreprises quelles sont les raisons pour lesquelles elles s’installent en France, elles citent les infrastructures, l’agrément de vie, le logement, la possibilité de travail pour les conjoints, les écoles, les universités, la recherche, le tissu économique environnant…Tout cela compte. C’est une alchimie très complexe qui est notre seul rempart contre les pays à bas coût. Si nous ne savons pas faire jouer cette alchimie, tout est perdu. C’est absolument essentiel.

Souhaitant apporter la contradiction à Denis Gautier Sauvagnac après l’avoir louangé, je dois dire que nous ne sommes plus au centre de l’Europe, celui-ci s’est fortement décalé vers l’est. L’ouverture de l’Europe, la fin du mur de Berlin font que la France est maintenant à l’ouest de l’Europe. Nous devons être extrêmement attentifs à tout ce qui nous relie à l’est où est en train de se faire le développement économique de l’Europe.

Ma deuxième réflexion portera sur le patriotisme économique. J’ai lu au dos des papiers de Jean-Pierre Chevènement que Louis Schweitzer avait dit qu’il n’y a pas d’entreprise apatride. J’avais moi-même écrit sur mon papier : «Il n’y a pas de culture hors sol », c’est à dire que les entreprises ne naissent pas sans attaches locales, nationales. Je suis allé cette année au salon de Farnborough où je n’étais pas revenu depuis des années. J’ai été frappé de voir les stands d’entreprises comme North American ou comme Lockheed Martin tapissés de drapeaux américains, tous les personnels présents arborent le drapeau américain à la boutonnière ! Alors que ce sont des entreprises mondialisées, elles restent complètement américaines. L’immeuble de Washington de BAE (l’ancien British Aerospace), une entreprise qui s’implante aux Etats-Unis, est couvert sur huit étages d’un immense drapeau américain ! Imaginez une entreprise française qui arborerait le drapeau bleu blanc rouge ! Je ne suis pas promoteur d’un 14 juillet permanent mais je pense qu’il ne faut pas se faire d’illusion. Les Chinois ne parlent pas d’entreprises apatrides mais d’entreprises chinoises, les Indiens parlent d’entreprises indiennes comme Mittal qui a essayé de nous faire croire pendant quelques temps que ce n’était pas une entreprise indienne. Pourquoi avoir honte de cette entreprise magnifique ?

Cela pose le problème des actionnaires. Cela pose le problème des implantations. Quand une entreprise est française c’est parce que son centre de décision est en France et que les Français y jouent un rôle important. Je considère Danone comme une entreprise française parce que son centre de décision est en France. Mais cela dépend aussi de l’actionnariat et là j’ai une préoccupation concernant notamment l’entreprise que je préside actuellement : Quand 40% ou 45% de votre capital est détenu par les fonds de pensions américains, vous avez quelques difficultés à être une entreprise française, surtout quand le reste de l’actionnariat est assez dispersé. Heureusement nous avons, au sein d’EADS, un pacte d’actionnaires franco-allemands qui bloque tout, les Russes viennent de s’en apercevoir. Toutefois nous restons soumis à la pression des fonds de pensions. C’est pour cette raison que j’ai plaidé – sans soulever l’enthousiasme – pour des fonds de pensions français. Tant que nous n’aurons pas des systèmes de collecte massive de l’épargne qui puisse s’investir dans les entreprises, nous aurons une vraie difficulté. Je ne considère pas que ce soit la même chose d’avoir des fonds de pensions américains ou des fonds de pensions français au capital d’une entreprise. Il y a une vraie différence dans la manière dont les choses se passent. Je sais bien que les fonds de pensions n’ont pas toujours bonne presse. On peut les appeler assurance-vie ou comme on veut, ce qui m’intéresse, c’est qu’il y ait une collecte de l’épargne qui s’oriente vers les actions. Nous sommes, la bourse d’Europe la plus pénétrée par le capital étranger, ce qui n’est pas pervers en soi mais qui révèle une insuffisance d’orientation de l’épargne vers les entreprises françaises.
Là aussi, j’apporterai la contradiction à Denis Gautier Sauvagnac. Quand il dit qu’on peut acheter n’importe quelle entreprise ailleurs et que la France est le seul pays où l’on renâcle, je lui rappellerai les ports américains dont l’autorité américaine a bloqué l’achat par Dubaï Port, une entreprise parfaitement connue qui exploite des ports dans le monde entier. Je pourrais aussi lui dire que, dans les industries de haute technologie liées à des domaines sensibles, il est absolument impossible d’acheter quelque chose aux Etats-Unis sans un accord explicite du Pentagone et sans risquer de perdre les contrats qui y sont liés.
Un des défis posés à EADS, c’est que ce patriotisme ne s’exprime évidemment pas au niveau national : nous sommes une entreprise trinationale, sinon quadrinationale. Notre défi est d’arriver à créer un patriotisme européen car les programmes sur lesquels nous travaillons ne se financent plus au niveau national. Airbus, depuis l’origine est à financement franco-allemand. Les grands programmes d’armement, en dehors de la force de dissuasion, sont tous cofinancés. Tout cela nous impose la nécessité de créer un certain ancrage européen.

A l’intérieur même de l’entreprise, les réflexes nationaux sont extrêmement puissants. Quelque chose qui est fabriqué en Allemagne n’est pas considéré par les Français d’EADS comme authentiquement EADS et vice-versa. Dans les pires des difficultés, comme celles que nous traversons actuellement, c’est toujours la faute du voisin d’outre-Rhin quelle que soit la rive du Rhin sur laquelle on se trouve. Il ne faut pas méconnaître la vraie difficulté qu’il y a à créer ce type d’entreprise. Elle est jeune, elle a six ans, elle vient de traverser des turbulences assez fortes, elle risque d’en traverser d’autres dans peu de temps (avec l’annonce des nouveaux retards sur l’A 380).Tout ceci fait que les relations sont plus tendues.

Troisième réflexion : les entreprises se mondialisent. Je pense que ceci a été largement abordé. Il ne faut pas demander aux entreprises de faire ce qui ne relève pas de leur responsabilité. Les entreprises doivent aller vers leurs clients et rechercher la compétitivité.

Nous avons à EADS un énorme problème avec le dollar : le dollar a baisé de 41% depuis que nous avons lancé l’A380. Toutes les recettes de l’A380 étant en dollars, elles ont baissé de 41%. Mais seuls 40% de nos coûts sont en dollars, ils ont donc également baissé de 41% mais les 60% restants se sont appréciés dans la même proportion. Que faire ? Je vous laisse répondre à cette question.

Nous voulons vendre nos avions en Chine. La condition posée par les Chinois est l’implantation d’une ligne d’assemblage en Chine. Nous sommes donc en train de préparer l’installation d’une ligne d’assemblage d’A320 en Chine. Nous avons le projet de vendre des ravitailleurs en vol aux Etats-Unis. Si nous y réussissons – face à Boeing ce sera une partie difficile mais nous avons un meilleur produit – nous serons amenés à assembler ces avions dans l’Alabama. Il faut, même pour les Etats-Unis, un contenu local extrêmement fort et, évidemment, quand on assemble un avion en Chine ou aux Etats-Unis, on ne l’assemble plus à Toulouse ou à Hambourg. Les entreprises ne peuvent pas, par elles-mêmes, avoir un comportement qui ne viserait pas la compétitivité, qui ne rechercherait pas leurs marchés, même si on peut toujours avoir des éléments d’appréciation.

Le problème est qu’il n’y a pas de régulation de la mondialisation. Si cette régulation ne se fait pas, nous allons voir des réflexes protectionnistes dans beaucoup de pays. Il faut regarder si on est capable de réguler la mondialisation, au niveau européen d’abord. Que fait l’Union européenne pour réguler la mondialisation ? Le bilan est extrêmement faible, l’Union Européenne est complètement concentrée sur le problème de la concurrence dont elle fait le principe fondamental de son action. Tous les autres principes sont subordonnés au principe de la concurrence : ce n’est pas un moyen de réguler la mondialisation ni d’armer l’Europe pour y faire face, pour rendre le territoire européen aussi attractif qu’il pourrait l’être pour les entreprises.
De plus il ne faut pas s’étonner qu’à une politique de l’euro fort répondent des stratégies d’entreprises. Je continue à dire que, au moins depuis 1990, la politique de la Banque de France, articulée avec celles de la Bundesbank et de la Banque centrale européenne, a été orientée vers un euro fort dont on apprécie quelques-uns des effets (positifs notamment vis-à-vis de l’augmentation du pétrole) mais qui a aussi des effets manufacturiers : c’est une des causes majeures de délocalisation. Là aussi, il y a des mécanismes de régulation dont il faudrait voir s’ils fonctionnent bien.

Le FMI et l’OMC sont des institutions qui, actuellement – peut-être faute de consensus mais comment parvient-on à créer ce consensus ? – ne jouent pas pleinement leur rôle dans la régulation de la mondialisation de l’économie. Soit cette mondialisation sera régulée, soit elle deviendra totalement insupportable par les populations des différents pays. Je pense qu’il y a là un enjeu décisif pour l’avenir.

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