La place de l’Europe et de la France dans le futur marché mondial

Intervention prononcée lors du colloque L’avenir de la politique agricole commune du 26 juin 2006

Merci beaucoup, Monsieur le Président.
Je voudrais d’abord remercier la Fondation Res Publica et son président pour avoir mis ce thème à l’ordre du jour de ce colloque parce que nous avons grand besoin de réfléchir sur la direction que devraient prendre nos agricultures dans l’avenir.

L’agriculture est une activité à long terme qui exige d’avoir un cadre règlementaire stable dans lequel les agriculteurs peuvent planifier le développement de leurs exploitations. Ceci n’a pas été facilité par les trois réformes décidées en Europe depuis 1992.

La FIPA, comme vous l’avez dit, Monsieur le Président, est une fédération mondiale des FNSEA : elle regroupe 115 organisations nationales professionnelles dans 83 pays dans le monde. Le siège de la FIPA se trouve à Paris. Elle a été créée par les Alliés après la Guerre en 1946 pour être la voix des agriculteurs au sein du système des Nations Unies et des organisations intergouvernementales. J’en suis le secrétaire général. Né en Angleterre sur l’exploitation de mon père, je suis venu à la FIPA après une expérience professionnelle au Canada, puis syndicale à la Fédération canadienne de l’agriculture.
La FIPA est d’une part, une plate-forme de discussion pour les organisations paysannes du monde sur des questions politiques et représente d’autre part, comme je l’ai dit, la voix des agriculteurs auprès des instances internationales.
Mon rôle dans ce colloque est de situer la PAC et la France par rapport au contexte mondial.
Je vais revenir sur les thèses de Lucien Bourgeois qui a parlé des réformes successives de la PAC. Je voudrais, comme il l’a fait, commencer après la guerre, avec les pénuries alimentaires en Europe et la politique incitative à la production. Un prix était fixé pour les productions afin de garantir un revenu décent aux agriculteurs et le seul mot d’ordre était une production illimitée.
C’était la période glorieuse, qui succédait à la période de récession des années 1930 qu’avaient connue nos grands-pères et précédait la crise que connaissent aujourd’hui nos enfants.
Au milieu des années 1980 s’est posé le problème d’excédents de production. La question n’était plus d’assurer la sécurité alimentaire mais comment gérer l’abondance. Deux possibilités s’offraient : soit en cassant les prix pour diminuer la production et augmenter la consommation, soit en imposant des quotas de production pour maintenir les prix. Les pays disposant de beaucoup de terres et d’une faible densité de population, comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont fait le choix de casser les prix et de viser l’exportation et la compétitivité sur les marchés mondiaux. Ce choix était astucieux au vu du fait que dans ces pays, de même que dans les autres pays industrialisés, la population n’augmente pas mais la productivité de l’agriculture continue d’augmenter de 2% par an. L’Europe quant à elle a mis un frein à l’offre par le biais de restrictions quantitatives. Elle a préféré suivre une autre logique en optant pour une agriculture multifonctionnelle qui, au-delà de la simple production agricole, s’engagerait également dans la protection de l’environnement ; une logique qui cadre avec une certaine idée de la qualité et la conservation des zones rurales.
Cette situation d’excédents structurels a entraîné une guerre commerciale entre Européens et Américains dans les années 1980, qui a provoqué une période de très grande instabilité pour les agriculteurs. Les dépenses publiques d’intervention ont atteint des niveaux record pour exporter les excédents sur un marché déprimé. C’est dans ce contexte que surviennent les négociations de l’OMC – le Cycle de Uruguay. Même si on peut critiquer les règles de l’OMC, en 1995 elle a eu au moins le mérite d’établir des règles du jeu pour gérer, pour la première fois, les marchés agricoles, ce qui a donné un peu de stabilité dans le fonctionnement de la concurrence entre les Etats-Unis et l’UE. Toutefois les pays en développement étaient complètement oubliés.
Le choix de l’Europe de soutenir la multifonctionnalité fut une décision significative. Cependant la multifonctionnalité a un coût élevé et c’est le contribuable qui le finance ; ainsi l’agriculture devient un bien public.
La réforme « Agenda 2000 » prévoyait l’arrivée des PECOs avec l’élargissement et craignait le poids des aides qu’il faudrait leur verser. S’en est suivie une nouvelle baisse des prix garantis, plus sévère qu’en 1992 (30% pour le lait, 15% pour la viande bovine) et des compensations en aides directes moitié moins généreuses. Avec des aides publiques en baisse, les paysans étaient, de plus en plus, confrontés aux lois du marché et en même temps aux exigences croissantes des consommateurs en ce qui concerne la sécurité sanitaire des aliments, l’origine des produits qu’ils achètent, et leurs conditions de production.
Ils ont dû également fait face aux exigences de la société concernant la protection des animaux et de l’environnement. Il est intéressant de comparer le comportement d’un individu selon qu’il agit en tant que consommateur ou en tant que citoyen. En tant que consommateur, un individu fait ses propres choix quand il fait ses achats ; en tant que citoyen, il s’interroge sur ce qui est admissible dans son pays. Les Américains donnent le plus souvent le choix aux consommateurs : ils mettent les OGM sur les rayons et observent le comportement des acheteurs. En Europe, au contraire, on fait plus souvent un choix de société, tant pour les OGM que pour le bien-être des animaux. Les citoyens européens refusent certaines pratiques.

Pour revenir à l’OMC, il faut rappeler que l’agriculture est tombée sous sa coupe en 1995 après la libéralisation du transfert des capitaux, l’harmonisation des règlements sanitaires et phytosanitaires, le développement des normes internationales du Codex Alimentarius, et toutes sortes d’instruments facilitant la mondialisation. La logique voudrait, si les transferts des capitaux sont libéralisés au niveau mondial et les règles harmonisées, que les produits issus des investissements à l’étranger soient aussi libéralisés ; c’est ce que l’OMC essaie de faire. Libéraliser le commerce favorise un système agro-alimentaire mondial où on peut acheter et vendre n’importe où. Je précise en passant que cette situation peut être très néfaste aux agriculteurs car elle oblige le producteur, pour garder son marché local, d’être compétitif avec les pays exportateurs comme le Brésil. Cette logique donne tout pouvoir au marché, il n’y a plus beaucoup de place pour un choix politique. Comme vous l’avez dit, Monsieur le Président, il s’agit vraiment d’une démission des politiques. Dans ce cycle, l’UE a bien joué, eu égard à ses objectifs. Grâce à la réforme 2003, les prix sont plus compétitifs, toutes les aides sont dans la boîte verte – c’est le paiement unique par exploitation qui n’est pas lié à la production. L’UE peut réduire de 70% le niveau de ses subventions consolidées à l’OMC sans rien changer dans sa Politique Agricole (puisque ces 70% se trouvent dans la boîte verte des aides permit et non dans la boîte jaune des aides qui sont sur la table des négociations). Avec cette politique, les Européens ont fait face aux exigences des consommateurs concernant la qualité et l’environnement en liant ce paiement unique par exploitation à un certain nombre de missions : préserver l’environnement, éviter la dégradation des terres arables, veiller au bien-être des animaux… Tout ceci a été l’objet d’un mandat décidé avant la réunion de l’OMC. Tous les membres de la FIPA ont considéré cette réforme de l’EU comme très significative.
Je me pose des questions sur l’évolution à venir. Dans notre fédération, au cours des débats que j’ai suivis depuis vingt-cinq ans, je n’ai jamais entendu énoncer clairement ce qu’il convient de faire pour développer une nouvelle politique agricole durable adaptée à la nouvelle situation. Je suis donc très intéressé par toute proposition que pourrait avancer Res Publica.
A mon avis la politique actuelle ne peut pas durer indéfiniment. Un jour, quelqu’un va poser la question suivante :
Est-il normal de continuer à vivre avec un prix du marché qui ne couvre que les coûts de production, les revenus des agriculteurs étant payés à 93% par le contribuable ? Cette situation peut-elle durer ? Que donnent les agriculteurs à la société en contrepartie de ces 93% ? Ils protègent l’environnement, assurent la sécurité sanitaire des aliments et veillent à la protection des animaux. Est-ce qu’on les paie donc uniquement pour avoir de bonnes pratiques agricoles qui devraient aller de soi ? Nous, nous savons que ces paiements exigent des efforts plus importants que de suivre seulement de bonnes pratiques agricoles. Mais si on se projette dans l’avenir, on prend conscience de la fragilité de ce système. Si les budgets publics deviennent plus difficiles, on ne va pas réduire les moyens de l’éducation ou de la santé et, évidemment on risque de couper les aides accordées aux agriculteurs pour avoir ‘de bonnes pratiques agricoles’. C’est un problème !
La Commission a vu venir ce problème. Dans le cadre du « deuxième pilier » (développement rural) elle a décidé que ces aides devaient participer à la création d’emplois ruraux non agricoles. Ce qui signifie que le budget agricole, destiné à soutenir les revenus des agriculteurs, devra être en partie utilisé pour créer des campings, développer le tourisme, etc.… Quel intérêt aurait l’agriculture à voir utiliser ‘son budget’ pour créer des emplois en dehors de son secteur d’activité ?
C’est pourtant la politique de la Commission. Pourquoi ne leur ouvre t-on pas tout simplement accès aux budgets réservés aux investissements non agricoles ? Pourquoi n’y a-t-il pas de fonds du type petites et moyens entreprises (PME) accessible aux agriculteurs ? Pourquoi l’agriculture doit-elle payer pour le développement rural ? L’intention à terme est donc de ne plus payer les agriculteurs pour être de bons agriculteurs mais pour sortir de l’agriculture sauf si ceux-ci sont compétitifs.
Le vrai problème est que le marché ne donne pas un revenu correct aux agriculteurs. Pendant qu’on payait des subventions-revenus aux agriculteurs, on ne se préoccupait pas de la concentration industrielle de la grande distribution. Tandis qu’on aidait l’agriculture familiale en faisant des promotions sur les produits de qualité, Carrefour, Wall Mart, Lidl se constituaient en grands groupes commerciaux. Aujourd’hui, cinq grands distributeurs contrôlent le marché mondial.
On peut choisir de laisser les milieux agricoles seuls face à ces géants. Si un agriculteur veut vendre à Carrefour, il doit payer un référencement, l’emplacement sur les étagères, les promotions, etc. Son revenu se réduit à ce qui reste après que chacun a pris sa part. En général, les grands distributeurs font en sorte que ce reste suffise juste à assurer la survie du producteur. Ce n’est pas un avenir souhaitable pour l’agriculture. Le problème est, selon moi, le rapport de force entre l’exploitation familiale et les autres acteurs du secteur agro-alimentaire. Si je devais demander quelque chose à un gouvernement, ce serait de « relooker » la politique de la concurrence qui actuellement est faite pour protéger le consommateur et pas du tout l’agriculteur.
Le Bureau International du Travail (BIT) déclare aujourd’hui qu’il est inacceptable de faire travailler les enfants. On ne supporte plus la maltraitance des animaux ni la dégradation de l’environnement. On refuse d’acheter des produits dans des pays qui ne respectent pas ces impératifs. Pourquoi ne décrèterait-on pas aussi qu’il est inacceptable d’exploiter les agriculteurs ? Il faut un prix correct pour leur permettre de vivre de leur production. Donc, si la grande distribution veut promouvoir l’image que leurs produits alimentaires sont issus de l’agriculture durable, elle droit donner les garanties que non seulement les animaux ont été bien traités et l’environnement préservé, mais également que les agriculteurs ont été bien traités.
Je pense qu’il est possible, par la voie réglementaire, d’initier quelques bonnes pratiques pour équilibrer les rapports entre l’agriculteur et la grande distribution. Il faut aussi mettre en place les instruments de marché pour favoriser l’organisation des agriculteurs. C’est déjà très pratiqué en France mais il subsiste des problèmes même pour un secteur aussi bien organisé tel que le secteur viticole. Il faut donc revoir les instruments d’organisation du marché et, peut-être, créer des petits groupes de négociation des conditions des contrats. Il faut ensuite aider les agriculteurs soucieux de qualité à promouvoir leurs produits. Il faut enfin mener une campagne de sensibilisation auprès du grand public qui ignore tout de l’agriculture.
Les agriculteurs n’aiment pas les subventions, ils ont horreur de la bureaucratie, de la paperasserie, des formulaires à remplir, des incessantes inspections sur le terrain, ils préfèrent vivre de leur travail avec des prix corrects.

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