Intervention prononcée lors du colloque du 12 juin 2006 L’avenir du dollar
Monsieur Junca n’a pas de chance, si je puis dire, parce qu’il travaille dans un des derniers secteurs où l’industrie américaine existe encore – je rejoins Michel Aglietta – et il est vrai que c’est un problème permanent pour notre industrie aéronautique qui est extraordinairement sensible au taux de change du dollar. Elle est probablement l’une des très rares industries qui y soient sensibles à ce degré-là dans le monde occidental.
Je vais reprendre les raisonnements de Michel Aglietta parce que je partage très largement son point de vue. Je suis simplement – c’est peut-être une question de tempérament – un peu moins optimiste que lui sur les scénarios à venir. Je crois que la probabilité d’une crise est un peu plus élevée qu’il ne le dit. Je rejoins en tout cas ce que vient de dire Jean-Pierre Chevènement : de mon point de vue, les années à venir verront inéluctablement une baisse continue du dollar, plus ou moins heurtée, plus ou moins sur fond de crise, douce si on a de la chance, violente si on en a moins… mais la baisse du dollar est inéluctable.
Je vais reprendre les facteurs cités par Michel Aglietta, en sollicitant son indulgence parce qu’il est plus expert que moi. Il corrigera certainement quelques unes de mes affirmations.
Premièrement, il l’a très bien dit, il y a aujourd’hui une accumulation formidable de balances dollar par un certain nombre de pays très fortement exportateurs, en particulier la Chine. Si on se place un instant dans la peau des autorités chinoises, ce type de développement, d’une certaine manière, n’est pas très rationnel. Je ne crois pas que les autorités chinoises aient intérêt, sur le long terme, à maintenir leur taux d’épargne au niveau actuel, à fabriquer, d’une certaine manière des surcapacités systématiques dans un certain nombre de secteurs et à accumuler des balances dollar gigantesques qui ne leur servent à rien alors qu’une large partie de leur population a encore un besoin de consommation extrêmement élevé. Je pense donc que la Chine aujourd’hui, le Japon demain pour d’autres raisons, auraient intérêt à aller un peu plus vers une croissance stimulée par la demande interne plutôt que par l’exportation. Ceci, bien entendu, est une menace à terme sur la valeur du dollar.
Le deuxième aspect cité par Michel Aglietta est celui de l’endettement externe des Etats-Unis qui est devenu un endettement net.
C’est un facteur complètement nouveau qui, selon moi, remonte à quatre ou cinq ans. Aujourd’hui, les Etats-Unis ont un endettement net de l’ordre de 2000 à 2500 milliards de dollars, 25% de l’endettement brut que Jean-Pierre Chevènement signalait tout à l’heure. A 600 ou 700 milliards de dollars de déficit annuel, on voit bien qu’un déficit de ce type se fabrique en quatre ou cinq ans. Cela signifie que, depuis quatre ou cinq ans, les Etats-Unis sont devenus débiteurs nets vis-à-vis du reste du monde. Ceci est un événement considérable et complètement nouveau. Je pense que leur déficit annuel de balance des paiements (6 à 7% du PIB) n’est pas, comme disent les économistes, « soutenable à long terme » et que s’il devait continuer de s’accumuler de cette manière-là, 600 à 700 milliards de dollars par an, l’endettement brut augmenterait de 6% à 7%, ce qui veut dire que l’endettement net augmenterait beaucoup plus. 600 à 700 par rapport à 2000 ou à 2005, c’est de l’ordre du quart.
Donc, aujourd’hui, l’endettement net augmente de 20% à 25% par an, un chiffre considérable qui n’est pas soutenable. Si ce rythme devait durer, ça entraînerait à un moment ou à un autre, une réaction de défiance des banques centrales, aujourd’hui largement excédentaires en balances dollar, qui commenceraient, non pas à vendre leurs dollars mais à demander à ce que les nouveaux avoirs résultant de leur balance exportatrice positive soient réglés en euros et non en dollars.
Il y a des phénomènes stabilisateurs.
L’un de ces phénomènes – qui va dans mon sens – a été cité explicitement :
La dette des Etats-Unis est en dollars, leurs actifs sont en monnaies étrangères et une baisse du dollar suffit donc à compenser partiellement le déficit net ou l’accroissement du déficit net que j’ai indiqué. Mais vous voyez bien que pour compenser un accroissement du déficit net de 600 ou 700 milliards de dollars par an, il faudrait une dévaluation régulière du dollar du même montant, c’est-à-dire de 6% à 7% par an. C’est, à mon avis, l’ordre de grandeur de ce qui va se passer dans les années à venir.
Donc, l’effet de change est bel et bien un effet stabilisateur qui évite un éventuel mouvement de défiance brutal vis-à-vis du dollar suivi d’un effondrement total. Mais, si on estime que l’endettement net est désormais à des niveaux qui ne sont pas très facilement dépassables,on voit bien que l’atteinte de cette limite se traduit nécessairement par une baisse du dollar.
Le deuxième facteur qui a rendu, dans le passé, l’ajustement plus facile – et qui, de mon point de vue, est terminé – c’est la baisse, depuis dix ans, des taux d’intérêts nominaux et réels. Les Etats-Unis, de ce point de vue, se comportent un peu comme l’Etat français (bien que les Etats-Unis soient dans une situation plus confortable…). La dette nette américaine s’accroît mais tant que les taux d’intérêts diminuent, le prélèvement en flux annuels des intérêts à payer s’accroît moins vite que le stock de dettes, ce qui facilite l’endettement. Dans le même temps, comme on est encore pour quelques années dans une période de croissance mondiale (on a même atteint des records historiques), la rentabilité du capital a vraisemblablement atteint des niveaux très élevés. Je n’ai pas de chiffres précis (Michel Aglietta en a peut-être) mais je suspecte que pendant que le taux d’intérêt sur la dette a diminué, les rendements des actifs américains – qui, en monnaie étrangère, se réévaluent si le dollar baisse – ont été certainement très supérieurs aux taux d’intérêts payés sur la dette.
Or, la baisse des taux d’intérêts réels et nominaux est clairement terminée. Ce que je ne sais pas, c’est si les taux vont remonter doucement ou si, un mouvement de défiance vis-à-vis du dollar commençant à se manifester, ils risquent de remonter plus vite.
Le dernier couplage a aussi été signalé par Michel Aglietta :
La croissance américaine repose sur un double phénomène d’endettement, un phénomène d’endettement vis-à-vis de l’extérieur (on vient d’en parler longuement) et un phénomène d’endettement interne. Puisque la croissance de la masse monétaire est très rapide, puisque le taux d’épargne des ménages est nul, sinon négatif, il est clair que si un mouvement de défiance vis-à-vis du dollar s’ébauche pour des raisons externes, s’il est accompagné par une remontée des taux d’intérêts, la variable d’ajustement sera le taux de croissance américain, qui est nécessairement appelé à diminuer.
Mon diagnostic personnel est donc le suivant :
Si nous avons de la chance, nous irons vers une période où le dollar va continuer à baisser régulièrement et où le taux de croissance américain finira par baisser, lui aussi progressivement.
Si nous avons moins de chance – personne aujourd’hui, n’est capable de donner une probabilité sur l’un ou l’autre des deux scénarios – nous aurons, comme l’a dit Michel Aglietta, une chute brutale de la croissance américaine accompagnée d’un mouvement de défiance vis-à-vis du dollar qui entraînera une dépréciation forte du dollar vis-à-vis des autres monnaies.
Désolé pour l’industrie aéronautique…
Merci Monsieur le Président.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.