Transmettre les savoirs : quels programmes ?

Intervention prononcée lors du colloque du 4 avril 2006 Pas de société du savoir sans école

Je vais tenter de respecter les contraintes.
Je tenais d’abord à vous saluer et à vous remercier de l’invitation que vous m’avez faite. Je parle dans beaucoup d’endroits, j’ai, ici même, répondu à l’invitation d’un parti politique important de gouvernement pour lequel je n’avais jamais voté et à qui j’ai donné des informations de technicien. Je peux vous dire que je me sens beaucoup plus proche de vous, de cœur et de raison… et que j’ai voté quelquefois pour certain d’entre vous…
Ceci dit, je suis là en tant que technicien parce que si cette affaire de lecture n’était qu’une question d’idéologie, alors nous serions perdus. Je vais donc vous infliger un peu de technique d’enseignement.

Il y a bien eu une rupture très importante dans les années soixante-dix sur la façon d’enseigner, une rupture radicale comme seules des pseudo sciences sont capables d’en inventer. Je veux dire qu’une science nouvelle, une proto science ou une rénovation à l’intérieur d’un domaine scientifique ne renverse pas complètement le cursus passé. Seules les pseudo sciences, c’est-à-dire les alchimies, renversent les cursus scientifiques antérieurs. Je dénonce depuis quelques années un véritable scandale intellectuel, à conséquences extrêmement graves pour tous nos enfants, individuellement, pour nos familles, mais aussi pour la nation. Nous avons laissé détruire en trente ans un type d’enseignement, qui évoluait, certes, mais qui était le meilleur du monde, ceci pour des raisons très précises que je pourrai évoquer, si j’ai le temps.
Il y a bien eu une rupture dans les années soixante-dix. Je vais tenter de vous l’illustrer par les méthodes de lecture, et, si j’ai le temps, par les méthodes de calcul ou de grammaire, parce que, techniquement, les choses ont pris une allure physique.
Comment l’Ecole de la République, perfectible et toujours en recherche, enseignait-elle à lire dans les années cinquante ?
La caricature en est la fameuse méthode Boscher, vendue actuellement, d’après les éditions Belin, à 100 000 exemplaires par an, sachant que le livre sert aussi aux petits frères et soeurs. C’est un best seller ! Les statistiques de l’éducation nationale sont donc complètement faussées par la réalité des pratiques parentales.
On enseignait, pour commencer, l’élément : a e i o u, des voyelles, le p, la première consonne, arrivait très vite et on commençait à l’associer artificiellement avec les voyelles : pa pe pi po pu. Il faut savoir que la lette p et la lettre u étaient avant tout écrites, puis nommées et prononcées. Cette association artificielle de p et de a qui font pa, c’est la description mécanique, par un exercice répétitif, du système alphabétique qui a mis plus de deux mille ans à éclore à partir des hiéroglyphes. Ce n’est pas quelque chose de naturel mais c’est le système qui a permis les philosophes grecs, l’Iliade et l’Odyssée.
On apprenait donc les éléments, on les faisait écrire, apprendre et réciter, on les redemandait le lendemain, le surlendemain, la semaine d’après, de façon à ce que rien ne s’oublie jamais et l’on inscrivait comme une mécanique bien huilée tous ces réflexes de façon à ce que chaque fois qu’un enfant voyait o et u côte à côte, il n’eût pas à chercher, dans une mémoire construite par je ne sais qui, que ça faisait ou, il l’avait appris, il le savait pour la vie.

En 1970 arrivent au pouvoir, dans le domaine de la lecture, des méthodes innovantes qui prétendent que tout ce qui se passait avant était profondément réactionnaire. Pour s’adresser aux enseignants, qui votent presque tous à gauche, il faut commencer par dire qu’on est du camp des gentils, qu’on est de gauche et qu’on vise le progrès de la classe ouvrière, on peut alors y aller, tout le monde va suivre, même si ça coûte deux ou trois heures de travail en plus chaque jour.
Sous ce prétexte, on a expliqué que la méthode alphabétique avait été inventée par quelques capitalistes à chapeaux hauts de forme et gros cigares qui, réunis un jour dans je ne sais quelle officine internationale avaient décrété :
« Il faut abrutir la classe ouvrière et, à cette fin, la méthode alphabétique sera parfaite, nous allons donc l’imposer partout. »
Heureusement, les sauveteurs de l’humanité, inspecteurs primaires en général, militants du Parti Communiste pour la plupart, soutenus par des militants de la Jeunesse étudiante chrétienne, les cathos de gauche, ont commencé à pourfendre ces infâmes capitalistes qui avaient décidé d’abrutir la jeunesse et ont inventé des méthodes qui inversaient les choses : au lieu de partir de l’élément, on est parti du tout, c’est-à-dire qu’on a donné aux petits élèves qui ne connaissaient pas les lettres des textes entiers et on les a laissés, par leur propre analyse intelligente, par déductions successives, par recherche indépendante, construire eux-mêmes leur mémoire lecture :
En lisant des phrases recélant beaucoup de sons « o », le petit bonhomme va chercher l’endroit dans le mot qui correspond linéairement au moment où le son « o » est prononcé, il va, tel Champollion, réinventer l’écriture. C’est fait dans le but de donner à l’élève l’intelligence qui manquait auparavant au système autoritaire qui lui disait que la lettre p fait le bruit « pe » (ou le son « fe », associée à un h). L’exercice d’application qui suivait la leçon où on avait appris à dessiner le p en tirant la langue et à l’associer avec des a, des o, des u, au lieu d’être la conséquence de la leçon, en est devenu le départ ; c’est la recherche autonome de la manière d’écrire le son « o » dans un texte inconnu qui va remplacer l’exercice d’application. C’est une inversion de tout le sens de l’enseignement.
Ces méthodes ont été catastrophiques : on est allé très loin dans le domaine de la folie idéologique et intellectuelle, jusqu’à tenter d’empêcher complètement l’apprentissage des lettres une à une. Il y a eu des moments, dans les années 80 où l’apprentissage de l’alphabet a été interdit, on a interdit d’écrire pa pe pi po pu : des syllabes « artificielles » ne produisant pas de sens. On a ensuite interdit les dictées qui étaient devenues un exercice d’évaluation « normative » (la méchante, celle qui fait fuir dans leurs terriers les pauvres petits lapins qui sont dans nos classes), contrairement à l’évaluation « formative » (la bonne).
Je pourrais détailler la méthode de lecture mais il est très important qu’apparaisse dans mon propos ce qui s’est passé en calcul : la même chose avec la même méthode. C’est là qu’on constate qu’il y a une idéologie derrière tout cela.
Prenons l’exemple de la division, on apprenait la division avec les quatre opérations au CP jusqu’en 1969. On apprenait aux enfants de sept ans que pour partager un jeu de 32 cartes entre 8 personnes, on divisait 32 par 8 et qu’il restait 0. On leur apprenait à poser cette opération de façon très schématique avec une potence dans laquelle on nommait les objets : le diviseur (le nombre de parts), le dividende (le nombre d’objets à partager), le quotient…On faisait apprendre les définitions, on faisait faire des exercices systématiques artificiels de pratique de cette petite division (en 23 combien de fois 7? … 3×7=21, 21 enlevé de 23, il reste 2…) qui devenait l’élément constitutif de l’algorithme complet de la division qu’on étudiait après… on progressait par paliers à partir d’éléments définis. On faisait aussi apprendre les tables de multiplication nécessitées par cette pratique.
Désormais tout est changé et, comme pour la lecture, tout est cul par-dessus tête. Au lieu d’apprendre la division aux enfants, on leur donne désormais, à partir des années soixante-dix, ce qu’on appelle une « situation-problème ». La différence entre la situation-problème et le problème est que ce dernier est un sinistre et vulgaire exercice d’application postérieur à la leçon qui a transmis la technique de la division. La situation-problème est une sorte de problème ressemblant à la situation la plus naturelle possible que l’on propose au groupe d’enfants (parce qu’à cette époque, on les sépare en plusieurs groupes de discussion), situation de laquelle ils ne pourront pas sortir sans avoir eux-mêmes inventé le concept de division et, tant qu’on y est, une technique de division et, pour aller jusqu’au bout, ils devront aussi inventer le concept de preuve pour démontrer que leur algorithme est bon et que leur concept est vivable. Mais ils n’ont plus sept ans, comme tout à l’heure, parce que les contenus ont été malheureusement très influencés par les théories et tout cela se passe désormais en CM1. C’est désormais deux ou trois ans plus tard qu’en 1950 que vos enfants, petits enfants et neveux abordent la division pour la première fois.
Situation-problème : ils se mettent en groupes… si le plus costaud impose par la force – un coup de poing par exemple – sa solution au groupe, la preuve n’en sera pas pour autant établie… les pédagogues appellent ce type de discussion le « conflit socio-cognitif », « socio » parce qu’ils sont ensemble, « conflit » parce qu’ils se tapent sur le nez et « cognitif » parce qu’il faut construire leurs connaissances à partir de là.
Or se passe exactement la même chose en grammaire :
Avant, on apprenait à reconnaître un nom, un verbe, un adjectif les uns par rapport aux autres pour arriver progressivement à travailler les relations qu’ils entretenaient à l’intérieur de la phrase, cela s’appelait la syntaxe et c’était fait selon des exercices que j’appelle « archétypiques » ou « canoniques » : l’analyse grammaticale, la grammaire de phrase, que je vais jusqu’à appeler maintenant, par esprit de propagande la « grammaire de mots » : « pommes », nom commun, féminin pluriel, sujet du verbe « mûrissent », un exercice typique qui permettait aux instituteurs de greffer toute la grammaire.
Cette façon de faire a été renversée pour donner désormais aux enfants le texte à étudier en fonction de la nouvelle « grammaire de texte » : Quel type de texte est-ce ? Un texte déclaratif, exclamatif, injonctif… ? Puis, quand on a le texte, on arrive à le décomposer en paragraphes, à l’intérieur du paragraphe, on cherche les phrases, dans les phrases, les « groupes de noms » (au départ, « groupe sujet » et « groupe verbal » pour que ce soit fonctionnel).A l’intérieur du groupe de nom, il y a des choses à reconnaître et, à la fin de l’année, on finit par séparer et par reconnaître – par son analyse autonome – le nom et l’adjectif. C’est à ce moment qu’intervient une leçon, une seule, sur l’accord du nom et de l’adjectif…
Regardez comment écrivent les jeunes gens aujourd’hui…
Tout cela parce que quelques-uns ont inventé un « système universel » d’apprentissage de tout, grâce au conflit socio-cognitif, à la situation-problème et à la didactique, on peut désormais tout apprendre, en partant du tout et en donnant l’objet naturel à analyser à l’enfant tel qu’il est…On est revenu au fonctionnement tribal, avant les religions, on en est revenu à expliquer l’éclair par ce qu’on a sous la main… en général, ça ne donne pas la réalité scientifique.
Ce que je dénonce là est un véritable scandale, connu par la quasi-totalité de la population, c’est une question nationale, tout le monde le sait … mais il y a, au cœur de l’éducation nationale, un noyau de quelques dizaines à quelques centaines de personnages qui empêchent depuis trente ans tous les propos de ce type d’arriver à exploitation politique utile : rien ne passe. Le jour même où l’actuel ministre dénonçait publiquement la méthode globale en demandant son interdiction, un inspecteur d’académie de province réunissait une commission de discipline et mettait un blâme à une institutrice dont le seul vrai tort était d’utiliser la méthode Boscher. Comme il s’était passé un an entre la plainte et le conseil de discipline, l’affaire a été maquillée en une sordide et ridicule accusation.

Que faire ?
Les programmes ont été modifiés par des générations successives de pédagogistes de façon à pouvoir répondre positivement aux théories des méthodes. Elizabeth Altschull l’a fort bien dit : les méthodes ont influencé à la baisse les programmes. Les programmes sont désormais à refaire. Il faut faire les quatre opérations au CP, modestement mais fermement, il faut faire de l’analyse de phrase jusqu’au bout avant d’entrer en sixième, modestement mais fermement.
Il faut aussi récupérer quelque chose d’incontournable, avant la discipline : des classes homogènes. C’est une illusion que de croire que l’on peut travailler dans une classe hétérogène. Or, qu’est-ce qui fait les clases hétérogènes ? C’est le refus des redoublements. Pourquoi refuse-t-on les redoublements ? Parce que les Anglo-saxons ne redoublent jamais. Mais en Angleterre existent des écoles à niveaux : en sixième on est au niveau A en Anglais, au niveau B en Français, au niveau C…. avec des emplois du temps extrêmement complexes, d’ailleurs, mais les trois ou quatre matières principales dans les collèges anglais sont réparties dans des classes homogènes. Soit on ne redouble jamais et on fait des classes de niveaux par matières, soit on redouble. Il faut conserver l’élément fondamental qui est une des raisons du succès de l’Ecole de la République jusqu’en 1970, ce sont les classes homogènes. Ca peut supposer le redoublement qui n’est, en tous cas, pas à proscrire.
La proposition d’Elizabeth est très intéressante mais il faudrait que les propositions que j’avance ici puissent apparaître pour les enseignants comme une sorte de refuge ; il faudrait, en effet, que l’on dispose d’une association pédagogique où les enseignants pourraient s’inscrire et déclarer de ce fait qu’ils vont faire de la grammaire de phrase et apprendre la division avant la sixième. Nous avons commencé ce travail, et c’est à ce titre que je suis ici, en créant le GRIP (groupe de recherche interdisciplinaire sur les programmes), présidé par Jean-Pierre Demailly, mathématicien français de renom, avec le soutien de Laurent Lafforgue, médaille Fields 2002 (le prix Nobel des mathématiciens) et quelques autres mathématiciens et physiciens qui ont écrit des textes sur la catastrophe scolaire. Ce groupe tente de fonder un réseau d’instituteurs qui se baseraient sur la pédagogie que nous avons baptisée « savoir lire, écrire, compter, calculer (SLECC) qui organise les 22 et 23 avril, à Gien, des journées de travail sur l’analyse grammaticale, l’analyse logique, l’utilisation des problèmes.

A la question :
Pourquoi l’école française a-t-elle été une très bonne école ? il y a beaucoup de réponses dont quelques unes sont d’ailleurs très hasardeuses. Les fondateurs de l’Ecole de la République savaient mécaniquement que quelques élèves n’iraient à l’école que deux ou trois années. Ils ont donc conçu les programmes de façon concentrique, c’est-à-dire que chaque année devait constituer un tout. On a donc commencé par apprendre les choses de façon, non pas approximative, mais sans aller dans les détails, de façon beaucoup plus floue ; puis l’année suivante, on repassait sur le sillon déjà tracé. Ainsi, pouvait-on avoir l’illusion que les programmes de l’école publique, à partir de 1905 en particulier, redisaient toujours la même chose. Chaque année, en fait, on élargissait et on précisait (un peu comme des images, d’abord floues, se précisent). Et il s’est avéré que ce système de répétition était très efficace.

Depuis des années on essaie de nous faire croire que l’éducation est l’objet supérieur à l’instruction, c’est-à-dire que l’éducation contient l’instruction qui n’en serait qu’une petite partie.
Avez-vous été plus éduqué par les leçons de morale des bonnes sœurs ou des instituteurs du genre de mon père que vous avez du subir ou par la littérature que vous avez côtoyée … ou par la démonstration d’un théorème de mathématiques ?
Je vous laisse sur cette question.
Pour moi, je suis persuadé que l’instruction éduque et que l’éducation n’instruit pas.
Chers amis, Vive la République !

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