Le nucléaire et le principe de précaution : conclusions de Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque du 24 janvier 2006 Le nucléaire et le principe de précaution

Je pense que les problèmes d’environnement et de limitation des risques peuvent être résolus si l’industrie nucléaire bénéficie d’un environnement politique et réglementaire stable dans les prochaines décennies. C’est toute la difficulté de la phase historique actuelle, où l’ébranlement de la confiance en la science, c’est-à-dire en l’homme, peut conduire à une profonde régression non seulement culturelle mais aussi technologique et sociale.

Comme l’a montré Christian Bataille, nous pouvons inscrire nos choix dans la longue durée pour ce qui est du traitement des déchets.

Sur les réacteurs, je n’ai rien à ajouter à ce qui a été dit très brillamment par Monsieur Barré. Je pense, comme lui, que la sûreté nucléaire, intégrée dans le process, n’a cessé de progresser et qu’elle progressera encore avec l’EPR, dont il est souhaitable de lancer rapidement le prototype car le réacteur de quatrième génération, s’il permet d’utiliser beaucoup mieux la ressource d’uranium naturel et s’il réduit considérablement la toxicité des déchets, ne verra sans doute pas le jour industriellement avant 2040 au plut tôt, car il faut choisir une filière et le coût de la recherche reposera toujours sur l’Etat.

On ne peut pas prolonger indéfiniment la durée de vie des centrales existantes. De 2020 à 2040 au moins, il y a un vide à combler et je ne vois pas les décideurs qui pourraient faire l’impasse soit sur la sûreté des réacteurs soit sur l’existence même d’une filière nucléaire française compétitive. On nous dit que le sort de l’EPR se jouera à l’exportation face à la concurrence de centrales américaines moins chères et plus innovantes. Ce n’est pas tout à fait vrai : il faudra que la France commande entre dix et vingt EPR de 1500 à 1700 MW de 2020 à 2035. Et c’est ainsi que notre industrie restera compétitive à l’exportation. La Chine, l’Inde, les Etats-Unis, d’autres pays encore, auront recours au nucléaire.
Un choix de renoncement serait tristement révélateur. Renoncer à la compétitivité de la filière nucléaire française sous prétexte qu’il existe des réacteurs américains compétitifs serait, à mon avis, assez grave.

Les risques du changement de climat pour l’émission de gaz à effet de serre sont sans doute plus immédiats que l’éventuelle migration par les eaux souterraines d’éléments radioactifs d’ici quelques centaines de milliers d’années. Les risques d’émission de radioactivité doivent être relativisés par la comparaison avec la radioactivité naturelle et ce qu’on sait de l’existence d’une dizaine de réacteurs naturels au Gabon, il y a plusieurs millions d’années, montre l’efficacité potentielle du confinement géologique.
La contestation antinucléaire de base méconnaît bien souvent des données scientifiques élémentaires, ainsi le fait que le soleil est une réaction de fusion et qu’il existe une radioactivité naturelle tellurique, cosmique ou émanant du radon. Cette absence de familiarité de l’opinion avec les données de base de la science est en soi-même un risque considérable pour lequel on n’a pas prévu que puisse jouer le principe de précaution. Le risque de l’entreposage géologique des déchets, pour minime qu’il soit dans les prochaines décennies, ne pose pas moins des questions à l’échelle des temps géologiques. Ce risque signifie, non un relâchement de la nécessaire vigilance, mais une mobilisation raisonnée et confiante des moyens de la science pour traiter les problèmes de transmutation, de séparation et d’entreposage.

Du point de vue de l’environnement, la contribution du nucléaire à l’application par la France du protocole de Kyoto est un argument qui, à mon sens, emporte les réticences.

On peut dire aujourd’hui que les choix effectués au début des années soixante-dix se sont révélés comme des choix heureux et pertinents, eu égard à la dépendance énergétique de la France, au bas coût relatif du kwh nucléaire, d’autant plus appréciable que le coût de l’énergie va et ira sans doute en se renchérissant sans cesse.
En effet, la dépendance énergétique de la France et plus généralement de l’Europe est un fait lourd de menaces. On n’en mesure plus le poids dans notre société où il me semble quelquefois que nous sommes revenus à l’époque de Louis XV. Les responsables politiques, pour un grand nombre d’entre eux, pourraient faire leur cet adage qu’on prête à Louis XV : « Après moi le déluge ! ». On n’a pas l’impression qu’ils prennent leurs responsabilités à l’aune d’intérêts à très long terme.

Le danger existe dans nos sociétés médiatiques et nos démocraties post-modernes qu’une interprétation maximaliste du principe de précaution freine toute innovation et toute prise de risque en résultant. Chacun ici a conscience qu’en matière de sûreté nucléaire, aucune faille n’est acceptable et le risque n’est pas nul que l’autorité politique, soumise aux médias et aux fluctuations de l’opinion publique, cherche à négocier l’acceptabilité de l’industrie nucléaire à un prix déraisonnable en termes moins d’investissement que de délais.

Nous avons entendu Monsieur Steinvorth nous parler de la sensibilité qui s’exprime outre-Rhin. Il est clair qu’il existe sur les questions énergétiques une considérable différence de sensibilité de part et d’autre du Rhin. L’émergence du principe de précaution en Allemagne dans les années soixante-dix est-elle séparable de la profonde interrogation de l’Allemagne elle-même sur la tragédie de son Histoire au XXe siècle ? J’ai tendance à penser que le livre de Hans Jonas n’aurait pas eu le succès qu’il a eu (il s’est vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires) ailleurs qu’en Allemagne.

La France, longtemps ancrée dans une tradition républicaine quelque peu scientiste, a tardé à se poser des questions en elles-mêmes légitimes. La République est-elle forcément prisonnière du scientisme ? Ne peut-elle poser les problèmes en termes scientifiques ? C’est, me semble-t-il, vers cette conception équilibrée du principe de précaution qu’il faudrait aller.
Jusqu’où cependant ne pas aller trop loin ?
Je ne vais pas reprendre ce qu’a dit Dominique Lecourt, d’une manière insurpassable sur ce principe de précaution. Je dirai simplement qu’il n’a rien à voir avec le principe d’Archimède (la poussée qui s’exerce sur un corps est égale au volume d’eau qu’il déplace…) qui s’énonce assez simplement alors que le principe de précaution n’a pas d’énoncé scientifique rigoureux. C’est plutôt une préconisation morale appuyée sur des concepts qui restent à préciser : irréversibilité, proportion, incertitude… Tout cela est extrêmement vague. On voit bien que le juge va s’engouffrer là-dedans et que nous allons subir une jurisprudence forcément mouvante (comme toute jurisprudence).

Pour avoir mené ce combat comme ministre de la Recherche dans les années 1981-1983, je mesure à quel point furent ébranlées les forces politiques et sociales qui permettaient encore de maintenir le cap du développement scientifique et technologique de la France à un moment où, déjà, il était remis en cause ailleurs. Je me souviens avoir eu un débat polémique à l’été 1981, dans Le Nouvel Observateur avec Edmond Maire sur le fait de savoir s’il fallait arrêter les commandes de réacteurs. C’était un débat difficile auquel participait aussi Paul Quilès, une personnalité influente du parti socialiste, très réservé sur les choix nucléaires de la France… Finalement, nous avons maintenu les commandes… et nous avons bien fait ! Civaux, commandé à l’époque, a dû entrer en service au début des années quatre-vingt-dix.
Je n’ai pas tout à fait oublié un certain nombre d’épisodes comme l’arrêt de Superphenix qui aurait pourtant constitué un démonstrateur utile pour la poursuite des recherches sur la transmutation des actinides mineurs menées aujourd’hui grâce à Phenix qui, mis en service en 1974, devra être arrêté définitivement en 2008. Superphenix aurait permis de continuer ces expérimentations et d’aller plus sûrement vers la quatrième génération de réacteurs. On peut dire que cette décision n’a pas été heureuse !
Je n’ai pas oublié les tentatives d’empêcher l’extension de l’usine de retraitement de La Hague ou de bloquer les travaux entrepris pour créer à Bure un laboratoire souterrain ou les entraves mises au transport des déchets nucléaires.
Tout cela n’est peut-être pas resté dans toutes les mémoires mais comme on dit, « le passé éclaire l’avenir ».

La faible diffusion de la culture scientifique et le fait que les forces politiques que j’évoquais tout à l’heure ont été minées de l’intérieur m’amènent à m’interroger, peut-être de manière un peu pessimiste : Que reste-t-il du gaullisme de la grande époque ? Que reste-t-il du parti de Joliot Curie (le PCF) ? Que reste-t-il du rationalisme de Mendès France, (peut-être un peu positiviste) ? Que reste-t-il de la tradition républicaine du socialisme et des élites syndicales animées par la confiance en la raison humaine de la FEN à la CGT ? N’y a-t-il pas un flottement assez général ?
Le déclin des études scientifiques aujourd’hui et la vogue de ce qu’il faudrait appeler « le principe d’irresponsabilité », m’inquiètent profondément pour l’avenir du pays. Plus que jamais le salut ne peut venir que d’un sursaut républicain et d’abord dans la sphère de la culture, d’une révolte contre le « politiquement correct » et « l’environnementalement correct » qui font l’air étouffant du temps. Un nouveau conformisme grimé aux couleurs de la contestation pèse lourdement y compris sur la conscience de ceux qui pour des raisons à courte vue ont pris leur parti de devoir composer avec lui. C’est l’enjeu politique de la période que nous vivons.

Moins que jamais le combat républicain ne se sépare de la lutte contre l’obscurantisme, fût-il moderne. C’est en menant de front ces deux combats que nous pourrons imposer une conception équilibrée du principe de précaution et œuvrer ainsi pour un meilleur avenir.

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