Evolution de l’opinion et des milieux dirigeants en Allemagne

Intervention prononcée lors du colloque du 24 janvier 2006 Le nucléaire et le principe de précaution

Il est difficile d’imaginer un sujet dont la discussion, en Allemagne, mobilise plus les émotions, l’idéologie et soit plus sujet à l’absence de compromis que la politique énergétique. En même temps il n’existe pas d’autre sujet qui soit discuté de façon aussi obscure et superficielle à la fois, au point de devenir complètement incompréhensible pour l’opinion allemande. Il y a quelques années lorsque l’on commença à parler de la reprise des transports de déchets nucléaires vers la France, énormément de reportages concernaient les opposants à l’énergie nucléaire qui s’enchaînaient à des voies de chemin de fer et la question était de savoir combien cela coûtait aux contribuables de désenchaîner les militants. En revanche on n’apprenait pas grand-chose sur les questions économiques et écologiques posées par les déchets nucléaires.

Il faut toujours un événement spectaculaire pour que la politique énergétique fasse la une des journaux et pour que les hommes politiques réagissent – par exemple, récemment, la question des livraisons de gaz de la Russie à l’Ukraine. La perspective cauchemardesque d’un nouvel âge glaciaire en Europe centrale a aussi réussi à réveiller la discussion en Allemagne sur le mode approprié d’approvisionnement énergétique. La question qui se pose alors est celle d’une nouvelle vie pour l’énergie nucléaire, d’un « désengagement du désengagement » – par là on entend le désengagement de l’énergie nucléaire que le gouvernement vert et rouge avait décidé et que les partis de droite aimeraient maintenant remettre en question.

La ligne de partage entre les partisans et les adversaires du désengagement nucléaire coupe en deux la Grande coalition formée depuis quelques semaines par la CDU CSU et le SPD. Ceux qui voudraient revenir à l’énergie nucléaire se trouvent dans la démocratie chrétienne et ils ont le soutien des associations patronales et du FDP. Leur argumentation est à peu près la suivante : le désengagement du nucléaire a été décidé sur la base d’informations erronées. Seule une prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires actuellement en service permettra d’assurer l’approvisionnement énergétique, de fournir un courant électrique bon marché, en évitant de pénaliser les citoyens. Le SPD s’accroche à l’idée du désengagement, soutenu par les associations de défense de l’environnement, les Verts et le PDS. Leurs motifs : le désengagement du nucléaire a permis de désamorcer un potentiel de conflit social de longue durée. L’énergie nucléaire représente un danger pour l’environnement et pour la population, et ceci d’autant plus que la question du traitement des déchets n’a pas encore été résolue convenablement.

L’opinion publique est un facteur majeur de la discussion, peut-être le plus important. Une majorité des électeurs allemands reste opposée aux centrales nucléaires. Mais une majorité des Allemands est pourtant aussi contre un désengagement immédiat tel que les Verts l’exigent. Selon un sondage de l’institut Allensbach les Allemands « apprécient peu l’énergie nucléaire mais ne la rejettent pas totalement ». Cependant les Allemands sont 70 % à refuser la construction de nouvelles centrales nucléaires.

Des opposants au nucléaire comme l’ancien ministre de l’Environnement Jürgen Trittin se réfèrent souvent à la volonté des électeurs. Il en a été ainsi par exemple lors de la dispute franco-allemande sur les « transports Castor » : Trittin avait dénoncé unilatéralement les traités existants entre les centrales nucléaires allemandes et la compagnie générale des matières nucléaires (COGEMA). Tandis que pour le SPD, à l’époque, les traités avec la France étaient un prétexte bienvenu pour réaliser en douceur le désengagement, les Verts essayaient de se profiler auprès des électeurs, avec leur attitude sans compromis, comme les opposants les plus résolus à l’énergie nucléaire. Il fallut que la France menace d’exiger des dédommagements qui se comptaient en milliards d’euros pour que M. Trittin recule.

La dispute franco-allemande sur la question nucléaire a causé des crampes d’estomac à tous les acteurs. Pourtant elle a eu des retombées positives : premièrement elle a fait sentir la dépendance économique réciproque entre l’Allemagne et la France et les responsabilités communes qui en découlent. Deuxièmement cela a suscité en France un débat sur un sujet jusque-là tabou.

En Allemagne il est devenu rapidement clair que le radicalisme politique des Verts ne pourrait pas s’imposer contre le pragmatisme économique d’un Schröder. En juin 2000 le gouvernement fédéral et les quatre plus grands pourvoyeurs allemands d’énergie nucléaire se sont entendus sur une feuille de route pour « sortir de manière ordonnée de l’énergie nucléaire ». Aux termes de la négociation il a été décidé que les centrales nucléaires actuellement en service auraient une durée totale de fonctionnement limitée à 32. Les plus anciens réacteurs en service en Allemagne, ceux de Stade et de Obrigheim, seraient arrêtés respectivement en 2004 et en 2005 ; le réacteur le plus récent, celui de Neckarwestheim cesserait d’être en service en 2021. Le déficit d’énergie causé par la fin des centrales nucléaires serait comblé par le recours au charbon, à l’énergie éolienne, à l’énergie solaire, à l’utilisation de la chaleur de la planète et à la biomasse.

Les associations de défense de l’environnement traditionnellement influentes en Allemagne virent cet accord comme « une soumission aux lobbies nucléaires » tandis que les opposants politiques ne dissimulaient pas leur intention, en cas de changement de majorité, de modifier immédiatement la loi. Aussi bien lors de la campagne pour l’élection générale de 2002 que durant celle de 2005, Edmund Stoiber et Angela Merkel ont promis de prolonger, dans tous les cas, la durée de vie des centrales nucléaires, d’envisager la construction de nouvelles et de passer moins de temps que le gouvernement rouge et vert sur les énergies renouvelables.

Tout ceci ne présage rien de bon pour le succès d’une grande coalition. C’est la raison pour laquelle les passages concernant cette question dans le contrat de gouvernement signé par la CDU-CSU et par le SPD sont particulièrement lapidaires : on y constate les divergences sur le sujet de l’énergie nucléaire et l’on y décide donc de ne pas modifier le désengagement décidé par le gouvernement précédent. Les autres passages consacrés à la politique énergétique n’offrent rien de nouveau : on y réaffirme les objectifs « traditionnels » (promotion des énergies renouvelables, économies d’énergie etc…)

Naturellement il n’a pas fallu attendre longtemps pour que cet armistice soit rompu. C’est le ministre président bavarois Edmund Stoiber qui a ouvert les hostilités, suivant sa bonne vieille habitude de trouble-fête de province. Pour ne pas trop dépendre des importations de gaz russe il faudrait, selon Stoiber, prolonger la durée de vie des centrales nucléaires allemandes. Que le gaz soit moins propre à procurer de l’électricité qu’à fournir de la chaleur cela ne semble pas avoir empêché notre ami bavarois de dormir. L’important pour lui était de remettre l’énergie nucléaire dans la discussion. Les uns et les autres ont vite retrouvé leurs vieux réflexes et les vieilles querelles ont resurgi : le ministre de l’économie M. Gloes, partisan de l’énergie nucléaire a retrouvé son vieil ennemi M. Gabriel, ministre de l’environnement. Mme Merkel, soucieuse de maintenir la paix dans sa coalition, a simplement assuré que l’on s’en tenait au consensus sur la question nucléaire du gouvernement précédent.

Quelles sont les chances d’assister à une renaissance de l’énergie nucléaire en Allemagne ?

Comme le magazine Der Spiegel l’a rapporté, les experts sur les questions énergétiques à la CDU réfléchissent aux moyens de « neutraliser » l’effet du contrat de coalition. Dans le jargon des services secrets, cela signifie « rendre inoffensif le refus opposé par le ministre de l’environnement ». L’un des moyens d’y arriver se trouverait dans le décalage entre le contrat de désengagement et la loi sur l’énergie nucléaire. Tandis que la loi sur l’énergie nucléaire prévoit un droit de codécision du ministre de l’environnement – par exemple sur la durée de vie des centrales nucléaires – le contrat sur le désengagement attribue la compétence pour juger de ces questions à « un groupe de travail composé de trois hauts représentants du gouvernement sous la présidence du chef de cabinet de la chancellerie ».

Ce que cela donnera finalement juridiquement n’est pas clair. Les seules choses dont on peut être sûr sont les suivantes:

1. Une courte majorité d’Allemands se prononce contre une prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires en service, une grosse majorité contre la construction de nouveaux réacteurs.

2. Il n’est pas possible de concilier les positions des deux partis de gouvernement sur la question de l’énergie nucléaire. Ce sujet est une pomme de discorde pour la Grande Coalition.

3. Les Länder ayant leur mot à dire et de nombreux groupes de pressions étant à l’œuvre, tout gouvernement fédéral est obligé de trouver une position de compromis : de même que le gouvernement rouge et vert a dû transformer le « désengagement immédiat » en « désengagement à moyen terme », un retour à l’énergie nucléaire ne peut pas se produire du jour au lendemain

4. L’énergie nucléaire ne contribue actuellement que pour 13 % à la consommation totale d’énergie. Même si le gouvernement fédéral réussissait à augmenter la part des énergies renouvelables dans l’alimentation énergétique totale, il resterait nécessaire d’importer de l’énergie. C’est un argument que les partisans de l’énergie nucléaire ne manqueront pas de faire resservir à l’avenir.

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