Intervention de Vincent Peillon

Intervention prononcée lors du colloque du 28 septembre 2005 L’avenir de l’Euro

Je voudrais d’abord vous remercier, et en particulier Jean-Pierre Chevènement, de cette invitation qui me fait plaisir et à laquelle je donne du sens parce que dans la situation où se trouve la gauche aujourd’hui, nous avons besoin de tourner une page, et que nous n’aurons pas de trop de toutes les intelligences, de toutes les volontés, de toutes les énergies, de toutes les expériences pour construire l’avenir et remobiliser l’espérance.
Beaucoup de sujets difficiles, dont celui qui nous réunit pour ce colloque, vont nécessiter que certaines incompréhensions, certains éloignements, certaines rancunes aussi, soient jetés à la rivière pour les temps qui viennent.

Il faut un peu de courage et un peu d’inconscience pour parler après des intervenants aussi savants que ceux qui m’ont précédé à cette tribune et dont j’ai écouté avec attention les analyses et les points de vue, et étant incapable de rivaliser avec eux sur un plan technique, vous me pardonnerez si, pour ce qui me concerne, je n’aborde notre sujet que d’un strict point de vue politique. Un mot d’excuse à l’égard de Jean-Hervé Lorenzi que je n’ai pu entendre, mais le Parlement européen siégeait aujourd’hui à Strasbourg et je suis arrivé un peu en retard parce que j’en venais.

Lorsque nous avons fait l’Union économique et monétaire, nous avons porté un projet économique, cela a été dit : construire une puissance économique, un grand marché, s’abriter d’un certain nombre de chocs extérieurs; mais surtout – et nous l’avons expliqué comme tel à nos concitoyens – nous avons porté un très grand projet politique.
Certains avaient d’ailleurs des réserves à l’époque, et beaucoup de ces réserves ne portaient pas tant sur la pertinence économique d’un grand marché que sur la possibilité de construire une souveraineté supranationale. Donc la monnaie unique, l’abandon des souverainetés monétaires nationales, était le symbole historique, le symbole politique, d’une force jusque là sans égale, de la volonté d’une union politique européenne.
Cette puissance économique que l’on voulait construire à travers l’UEM était au service d’une conception exigeante de la démocratie, de l’Etat de droit, d’un modèle social que l’on considère sans équivalent dans le monde et même d’un idéal de solidarité à l’égard des autres pays et tout particulièrement des pays les plus déshérités. Par la constitution de cette Union économique et monétaire, nous avions le sentiment non seulement de créer les conditions d’une prospérité mais d’ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de la civilisation humaine. Ce n’était pas simplement une affaire de banquiers centraux, cela ne concernait pas seulement les éminents spécialistes d’économie qui nous entourent ce soir, c’était une affaire de citoyenneté politique lourde, ancrée dans notre histoire et notre idéal, avec un horizon historique que nous assumions comme un horizon nouveau et prometteur.

Le passage à la monnaie unique a eu lieu en 1999, dans un contexte de croissance assez forte pour nous et de diminution du chômage et les choses sont allées comme ça jusqu’en 2002, sans interrogation majeure, si ce n’est, bien entendu, ça a été rappelé, sur le caractère erratique (dans les deux sens) de l’appréciation de l’euro par rapport au dollar. Depuis 2002 les choses ont changé, nous sommes dans une crise économique nette et nous constatons que la zone euro a décroché.
Elle a décroché en terme de croissance par rapport aux antres grandes zones, mais aussi par rapport à l’Europe hors zone euro, et des interrogations fortes sont soulevées par rapport aux pays qui ont gardé leur souveraineté monétaire, je pense à la Suède ou au Royaume Uni, et qui s’en tirent plutôt bien. Tous les indicateurs sont négatifs, avec des conséquences sociales importantes : faiblesse du commerce extérieur, stagnation des investissements, baisse du pouvoir d’achat, augmentation du chômage, augmentation de la pauvreté. Donc la réussite économique de l’euro peut-être légitimement interrogée et ne manque pas de l’être.

Le pacte de stabilité et de croissance est lui-même, à peu près de tous points de vue, pour la quasi-totalité des économistes, un échec – et sa révision, en juillet dernier ne va faire qu’affaiblir encore sa légitimité – un échec en matière préventive, un échec en matière corrective. L’agrégation de la dette continue au niveau européen, tout comme l’agrégation du déficit. C’est donc un échec en termes de performances comme en matière de règles fixées.

On peut dire que le monétaire n’est jamais un facteur d’intégration politique et que c’était une erreur de conception initiale. Mais le fait est que le projet économique, qui ne se réduisait pas à au monétaire, était un projet politique. Cette crise économique que nous vivons, acceptée et reconnue par tous, est en même temps une crise sociale, une crise du modèle social, avec toutes les interrogations qui s’ouvrent, y compris dans la social-démocratie européenne à propos de ce modèle social européen. C’est aussi une crise politique majeure de la construction européenne. Je ne crois pas que l’on puisse considérer qu’il n’y a pas de coût social et de coût politique, il y a au contraire un coût social et un coût politique très lourds, de l’échec économique de l’euro à ce stade. Ce coût politique, vous le connaissez :
C’est bien entendu le calamiteux sommet de Nice
C’est le rejet, par la France et les Pays Bas, du traité constitutionnel.
C’est la médiocrité invraisemblable des négociations budgétaires.
C’est l’incapacité à assumer l’élargissement devant les opinions et à en créer les conditions de réussite.
C’est aussi d’ailleurs, à mi-parcours, l’échec de la stratégie de Lisbonne…

Pourquoi cette crise?
La raison qui semble maintenant partagée par tous est qu’en réalité la politique économique s’est réduite à une politique monétaire sous contraintes telles – avec une cible d’inflation entre 0%et 2% et, comme unique objectif, la stabilité des prix – qu’en réalité, on s’est interdit tous les instruments d’une gouvernance économique efficace.
Il n’y a pas de politique budgétaire.
Il n’y a pas de coordination des politiques budgétaires, pourtant prévue par les traités.
Il n’y a pas de coordination de la politique monétaire et de la politique budgétaire.
Il n’y a pas non plus – et c’est un sujet majeur sur lequel la Commission européenne et le Conseil sont en régression intellectuelle profonde – d’harmonisation ni de recherche d’harmonisation fiscale…
Il faut ajouter qu’en l’absence d’un discours économique tenu par le politique, le discours économique est tenu par la Commission. Ses textes reflètent une doctrine extrêmement simple, qui a d’ailleurs provoqué le refus de notre peuple :
C’est la concurrence comme unique finalité du marché intérieur.
C’est le modèle social désigné en permanence comme frein à la compétitivité.
C’est le service public comme entrave.
Ce sont des attaques contre les systèmes sociaux et même contre le droit du travail.

Le projet d’union économique et monétaire était un projet politique. En réduisant l’économique au monétaire, en nous privant des instruments de gouvernance économique, nous avons provoqué une crise politique et sociale lourde. Mon raisonnement est donc, sous forme de syllogisme, que c’est en se dotant des instruments de cette gouvernance que nous pourrons sortir de cette crise.

Quand je vois les rapports de force aujourd’hui, sur la base du refus du traité constitutionnel, je crois que l’on ne sera pas en capacité d’apporter les réponses par la seule voie politique ou institutionnelle. D’ailleurs il faut convenir du fait que ce Traité n’a pas été rejeté pour les quelques avancées démocratiques qu’il comportait, mais pour le modèle économique et social qu’il sanctuarisait. Avant de reprendre la négociation institutionnelle, l’urgence est donc d’apporter une réponse à ce niveau et de faire que la promesse de prospérité économique et sociale portée par l’Europe soit tenue.

De ce point de vue, il y a des propositions à faire :
Il faut d’abord mettre fin au statut actuel de la Banque centrale européenne, inclure – au moins – dans ses objectifs la croissance et l’emploi (ce qui existe dans d’autres banques centrales) et se donner les moyens de soumettre cette banque à un minimum de contrôle et de responsabilité politiques. C’est un premier chantier, très important.
Deuxièmement, je considère – tout le monde ne partage pas cette idée ici – que la recherche de l’harmonisation fiscale est absolument essentielle et que les procédures (y compris de vote à la majorité qualifiée) doivent avancer sur ce sujet aujourd’hui. Sinon nous resterons dans la situation que nous connaissons aujourd’hui : une concurrence fiscale déloyale intégrale, avec, évidemment, les facteurs les plus mobiles qui sont les moins taxés, les plus immobiles (souvent le travail et les ménages) les plus taxés… et nous allons à la catastrophe.
Enfin, je crois, parce que sinon ce sera l’échec total sur tous les projets que l’Europe s’est donnés, Europe de la connaissance, politique industrielle, fonds structurels, élargissement, à la nécessité absolue d’une politique budgétaire européenne, donc, pour moi, d’un fédéralisme budgétaire et d’un impôt européen.

Comment agir ? Dans l’espace politique qui est ouvert d’ici 2007, le politique doit reprendre ses droits. Puisque l’économique réduit au monétaire a induit cette crise politique et sociale, il faut donc que le politique assume sa fonction, dans l’espace ouvert par la crise du traité constitutionnel. Je crois que c’est possible, je crois d’ailleurs que l’échec du traité constitutionnel – on le voit avec John Monks, et avec un certain nombre de responsables socio-démocrates – ouvre un espace de réflexion nouveau.
Les certitudes sont ébranlées, la doxa européenne, dominante depuis quelques années, est fortement fragilisée.
Je crois profondément comme Claude Nicolet – et là je renvoie à un débat qui a eu lieu dans le mouvement républicain il y a plus d’une dizaine d’années – qu’il y a possibilité d’une République européenne. C’est un projet qu’avec mes amis au sein du parti socialiste français nous partageons avec un certain nombre d’amis socialistes, mais pas seulement socialistes, dans d’autres pays européens. Je ne crois pas qu’il y ait de contradiction entre la République et l’Europe et je crois que c’est précisément sur une base zone euro que nous pouvons construire ce projet politique qui nous permettra de sortir des difficultés considérables dans lesquelles nous sommes. Pour avoir une Europe efficace, nous avons besoin d’une Europe politique. Mais il n’y aura pas d’Europe politique sans adhésion des peuples. Cette adhésion des peuples suppose aujourd’hui que nous revenions à notre ambition initiale et que nous nous en donnions les moyens: ceux d’une gouvernance économique réelle, ceux d’une Europe qui tienne sa promesse sociale plutôt que de lui tourner le dos comme c’est le cas aujourd’hui.

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