La France, l’Allemagne et « l’Europe européenne »
Intervention prononcée lors du colloque du 7 septembre 2005 France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ?
Merci beaucoup à Madame Autret pour cette description presque entomologique de la manière dont les intérêts avancent ou n’avancent pas à Bruxelles.
La transition avec mon propre exposé est toute trouvée puisqu’elle nous a révélé la présence très forte des cabinets des groupes d’influence américains.
En effet, je voudrais revenir, sur un plan de diplomatie politique internationale, sur la question de la France et de l’Allemagne face au lien transatlantique.
Nous nous rappelons tous comment, le 22 janvier 2003, le chancelier de la République Fédérale d’Allemagne et le président de la République française ont célébré solennellement le quarantième anniversaire du Traité de l’Elysée. La vision du général de Gaulle concernant un partenariat franco-allemand indépendant de la politique américaine semblait recevoir une confirmation éclatante, d’autant plus que, dans la foulée, le président français et le chancelier allemand invitaient le président russe à se joindre à eux pour marquer la potentialité de la coopération Paris-Berlin-Moscou, qu’évoquait Henri de Grossouvre tout à l’heure.
Que reste-t-il de la politique néo-gaullienne que nous avions vu émerger, quelques mois, entre l’automne 2002 et le printemps 2003 ? Je pourrais dire aussi néo-brandtienne tant il est vrai que la politique du chancelier Schröder s’est, après la guerre du Kosovo, largement émancipée du cadre atlantiste des années 1980 et 1990 pour reprendre à son compte le pacifisme rationnel de Willy Brandt. L’influence indéniable d’Egon Bahr (que nous avons eu la chance d’entendre il y a quelques semaines, dans le cadre de la Fondation) sur la politique étrangère du chancelier confirme cette analyse.
Deux ans plus tard, certains dressent un bilan mitigé. La France et l’Allemagne ont échoué à empêcher la guerre américaine. Leur autorité a été contestée par des gouvernements alliés des Etats-Unis au sein de l’Union. L’Allemagne n’obtiendra pas le siège permanent au Conseil de Sécurité pour lequel la France la soutenait, et qui aurait permis une traduction concrète de l’exercice pacifique de la souveraineté que la République Fédérale entend exercer dans le monde.
Certains, comme Madame Merkel, estiment que c’est précisément l’opposition aux Etats-Unis qui est à l’origine de l’échec relatif de la politique du chancelier auquel elle succédera peut-être dans quelques jours. En pleine crise diplomatique, au printemps 2003, elle s’était rendue à Washington. Aujourd’hui, elle annonce, en cas de victoire électorale, un rapprochement avec les Etats-Unis. Elle semble estimer que la Grande-Bretagne est un partenaire plus important que la France pour l’avenir de la coopération européenne.
Pour ma part, je n’accorderais pas trop d’importance à ces annonces. Un chancelier, quel qu’il soit, ira-t-il contre la majorité de son opinion publique si, par malheur, un président américain s’engageait dans un autre conflit du type de la guerre d’Irak ? Et puis, imaginons que la cible soit l’Iran, le monde des affaires allemands, qui a préparé depuis si longtemps son entrée sur les marchés de ce pays, ne saurait-il pas encourager le chancelier, comme il l’a fait à l’été 2002 avec Gerhard Schröder, à résister aux effets déstabilisateurs de la politique américaine ?
L’idée d’un retour à l’atlantisme de la période Kohl paraît peu probable non seulement parce que cela heurterait trop l’opinion allemande, dont tous les sondages montrent qu’elle est devenu non pas antiaméricaine mais américano-sceptique, pourrait-on dire hostile à tout aventurisme aux côtés d’un président américain belliciste ; mais, aussi, peu probable parce que les intérêts économiques allemands et américains divergent aujourd’hui beaucoup plus que ce n’était le cas encore dans les années 1990. En Chine, en Amérique du Sud ou en Europe orientale, entreprises américaines et allemandes sont en situation de concurrence acharnée pour s’établir sur de nouveaux marchés. Et puis, l’après-guerre d’Irak l’a montré, il est difficile d’envisager de sérieuses représailles américaines contre l’économie allemande en cas de conflit diplomatique majeur. Aucun gouvernement américain ne peut se payer le luxe de voir ralentir la consommation américaine ou augmenter le chômage : or les exportations allemandes vers les Etats-Unis et les emplois créés par des entreprises allemandes aux Etats-Unis sont essentielles à une économie américaine qui vit entièrement à crédit.
L’échec relatif de la ligne néo-gaullienne ou néo-brandtienne est à chercher ailleurs. Je vois deux éléments d’explication essentiels.
Premier élément, il est illusoire de contester la diplomatie agressive et le bellicisme des Etats-Unis si l’on ne met pas en cause ce qui permet à cette politique d’exister : le privilège international du dollar. Les Etats-Unis ne pourraient pas se permettre de dépenser quarante cinq millions de dollars par heure pour leur défense s’ils n’attiraient pas à eux 75% de l’épargne mondiale ; si leur masse monétaire n’avait pas augmenté de 20% par an depuis 2000. Ce n’est possible que parce que les investisseurs étrangers et les banques centrales entretiennent le système de ce qu’on appelle l’étalon-dollar. Face à cela, la France et l’Allemagne sont démunies – la zone euro en général – puisque la BCE ne peut pas créer de dette et donc donner à la monnaie européenne la possibilité de devenir une véritable monnaie de réserve. Ni Jacques Chirac ni Gerhard Schröder n’ont jamais envisagé sérieusement de développer une politique monétaire active qui, à terme, mette en cause le privilège monétaire américain.
On ne peut pas imaginer de ligne politique néo-gaullienne ou néo-brandtienne sans un volet monétaire. Le général de Gaulle l’avait indiqué lorsqu’il avertissait, dès 1965, des dangers qu’allait représenter pour le monde le privilège du dollar.
Gerhard Schröder va peut-être perdre le pouvoir après avoir mis toute son énergie dans un programme de réformes qui créera au grand maximum quelques centaines de milliers d’emplois. Lors de son premier mandat, la baisse de l’euro avait permis de créer environ cinq cent mille emplois en Allemagne.
Deuxième élément essentiel à prendre en compte. Si j’ai hésité sur les termes : politique néo-gaullienne ou néo-brandtienne, c’est précisément parce que chacune des deux nations a exprimé, en 2002-2003, pour des raisons différentes, une tradition politique qui lui était propre et que, en même temps, ça a donné une politique commune. Et c’est ce qui a fait, paradoxalement, la force de cette position : il y avait le pacifisme rationnel de Gerhard Schröder d’un côté, le néo-gaullisme de Chirac de l’autre et ça a fait une politique européenne. Or, depuis lors, les gouvernements des deux pays se sont obstinés à vouloir créer, avec le traité constitutionnel européen, des mécanismes rigides où l’on oscillera toujours entre l’impossible coopération contrainte de toutes les sociétés européennes et la recherche frustrante – et paralysante pour l’Europe dans un monde dit globalisé – du plus petit dénominateur commun.
L’idée selon laquelle « l’Europe, c’est la paix entre nos nations après des guerres fratricides » ne devrait pas mener, de mon point de vue, à la volonté illusoire et contre-productive, de fonder des structures uniformes mais à établir un mode de relations exemplaires entre nos nations : non seulement nous ne nous ferons plus la guerre – et nous ne nous laisserons pas entraîner par d’autres dans une logique de guerre – mais nous établissons entre nous des relations économiques exemplaires alors que la mondialisation est loin d’être équilibrée : en particulier, nous nous sommes engagés à pratiquer un commerce reposant sur un libre-échange non faussé alors qu’il n’y a pas de libre-échange non faussé à l’échelle mondiale et il faut espérer que nous développerons, dans les prochaines années, une politique monétaire mise au service de la croissance alors même que l’économie mondiale est profondément déséquilibrée par la politique du dollar. Libre après, à chacun de nos pays de s’y prendre comme il veut vis-à-vis du reste du monde, pour défendre ses intérêts spécifiques, pour réaliser le modèle de société qui correspond le mieux à son génie propre. Si nous arrivions à relancer la coopération franco-allemande et la politique européenne sur cette base, cela me semble à la fois modeste et réaliste.
Pour illustrer ce que je viens de dire, je voudrais attirer votre attention sur les remarquables gains de productivité des entreprises allemandes depuis la fin des années 1990. Un effort de premier plan a été accompli, qui a permis à l’Allemagne de retrouver ses performances de grande puissance exportatrice de produits industriels. Ce sera un des acquis de l’ère Schröder. Cette transformation n’est pas venue d’une impulsion de l’Etat. Depuis Ludwig Erhard, le modèle économique dominant en Allemagne est fondamentalement libéral. La manière dont la réunification a été menée est de ce point de vue une aberration, qui vaccinera les Allemands pour longtemps de se lancer dans une autre grande politique de dépenses publiques.
A l’inverse, en France, peut-on imaginer, pour demain, une nouvelle grande politique industrielle sans une impulsion de l’Etat?. Toutes les grandes réussites européennes auxquelles la France a donné l’impulsion ont été des initiatives du pouvoir politique, sans lequel on ne peut imaginer ni Ariane ni Airbus ni le TGV, ni le programme de centrales nucléaires – auquel nous tenons à la différence de nos amis allemands.
La structure du capital d’EADS reflète bien cette opposition entre les méthodes française et allemande. Aujourd’hui, les gouvernants français sentent bien intuitivement que la seule manière de sauver ce qui reste d’appareil industriel français, de relancer un effort de recherche digne de ce nom et qui nous permette de rester compétitifs, c’est de retrouver une grande politique d’investissement comme dans les Trente Glorieuses.
Plutôt que de s’épuiser, en Allemagne ou ailleurs en Europe, à pester contre l’étatisme français ; plutôt que de se lamenter en France devant un néo-libéralisme qui nous serait imposé de l’extérieur – il ne s’impose que parce que nos élites le veulent bien-, il faudrait tirer tous les enseignements de ce qui s’est passé il y deux ans, lorsque la France et l’Allemagne ont redonné un sens très fort à leur coopération dans une position commune vis à vis des Etats-Unis.
Il n’y a de grande politique franco-allemande possible que si chacun des deux peuples est libre de choisir les moyens de défendre son modèle politique et social. Si l’Union Européenne se contentait de garantir un code de bonne conduite réciproque, d’être une zone où l’on établit des règles souples et respectées par tous, ce serait beaucoup. C’est sur ce point que la France et l’Allemagne peuvent devenir exemplaires.
Nos deux pays ne fusionneront jamais leurs traditions, leurs cultures politiques, leurs modèles sociaux : nous le savons après cinquante ans de construction européenne. En revanche ils ont besoin l’un de l’autre. Ils ont besoin tous les deux d’un marché européen prospère, qui les mette à l’abri des à-coups de la mondialisation. Pour cela, il faudra sans doute, dans les prochains mois, dans les prochaines années, une profonde révision de la politique monétaire européenne. Mais ne perdons plus de temps à rechercher des harmonisations forcées, de grandioses cadres institutionnels qui ne peuvent finir qu’en coquilles vides.
Je donne un dernier exemple pour faire comprendre ce qui est en jeu. Personne en Allemagne ne remet en cause le libre-échange qui caractérise la mondialisation à l’américaine. L’économie allemande n’a-t-elle pas intérêt à ce que tous les marchés soient ouverts à ses exportations ? Les gains de productivité des années 1996-2000, dont je parlais tout à l’heure, semblent confirmer que le pays est capable de résister à la mondialisation. Il est probable que les élites allemandes mettront beaucoup de temps avant de reconnaître que l’envers du libre-échange intégral, c’est aussi une désindustrialisation accélérée du continent européen. Un pays comme la France, s’il veut garder une politique industrielle, doit-il attendre que l’Allemagne soit convaincue de revenir au principe de la « préférence communautaire » lorsque même elle ne pourra plus résister aux coups de boutoirs de l’industrie chinoise? La France ne doit-elle pas profiter de ce que le traité constitutionnel ayant été rejeté, le principe de l’adhésion de l’Union au libre-échangisme mondial est mis en question ? La France peut montrer l’exemple d’un retour au bon sens qui était celui de la première Communauté européenne : ouverture totale vis-à-vis des pays-membres, protection limitée mais efficace vis-à-vis des pays tiers. Le succès des Trente Glorieuses pour la France a tenu à la combinaison entre une forte politique industrielle, une ouverture réussie au Marché Commun et le maintien – au besoin contre la lettre du Traité de Rome – de la « préférence communautaire ».
L’Europe a besoin de nations fortes en même temps que d’un grand marché commun qui la mette à l’abri des à-coups de la mondialisation. Elle doit créer une zone de paix et de prospérité qui ne soit plus dépendante des décisions prises aujourd’hui à Washington et demain à Pékin ou à Bombay. C’est le principal enseignement du rapprochement, à la fois bref et prometteur qui a marqué le quarantième anniversaire du traité de l’Elysée.
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