par S.E.M. Boutros Ghali, Ancien Secrétaire Général de l’ONU
Intervention prononcée lors du colloque du 6 juin 2005 L’ONU en 2005
Merci, Monsieur le président, je vais essayer, autant que possible, de résumer et de faire des remarques sur les quatre sujets qui ont été abordés :
· Sécurité collective
· Economie et développement
· Cour internationale
· Réforme des Nations Unies
Concernant la sécurité collective, je voudrais faire remarquer un phénomène intéressant, c’est que les Etats qui décident d’intervenir unilatéralement, dissimulent très souvent le caractère unilatéral de leurs interventions sous une dimension de sécurité collective. Ils font donc en sorte de mettre en avant quelques éléments permettant de prétexter une intervention de sécurité collective, la sécurité collective ayant une connotation positive.
Je pourrais vous donner plusieurs exemples : les interventions en Haïti, l’opération Turquoise, ou, ce qui se passe actuellement en Géorgie, où l’on est en présence d’une opération purement russe que l’on a camouflée en faisant venir des observateurs des Nations Unies.
Je voudrais souligner un second phénomène assez inquiétant, à savoir le fait que dans les opérations de maintien de la paix, nous n’avons aujourd’hui que des troupes appartenant au Tiers-Monde. Le Tiers-monde est devenu en quelque sorte le « mercenaire » des Nations Unies, ceux qui gèrent ces opérations appartenant, pour leur part, au « Premier monde ». Bien plus, la logistique des opérations de maintien de la paix est du ressort de la super puissance qui est la seule à en avoir les moyens. Là encore, la haute stratégie relève du Nord, tandis que les mercenaires se recrutent au Sud. Il s’agit là d’un phénomène grave.
Je voudrais mentionner un troisième phénomène : J’ai essayé, durant mon mandat, de combattre cette tendance qui veut que des Etats, toujours prêts à envoyer des troupes dans leur région, ou sur leur continent, n’acceptent pas en revanche d’envoyer des troupes sur d’autres continents. Or je pense qu’un des objectifs des opérations de maintien de la paix est justement de renforcer la solidarité internationale, d’amener des Latinos en Europe, des Africains en Asie, des Asiatiques en Afrique. On a parfois du mal à faire respecter cette dimension internationale, pourtant si importante, surtout dans le cadre du développement de la régionalisation. De fait, la régionalisation menace de saper cette dimension œcuménique, internationale de la solidarité au moment d’une crise, au moment où il faut envoyer des casques bleus sur le front.
Ma dernière remarque touche au rôle croissant que l’on entend donner à l’OTAN dans les opérations de maintien de la paix hors de la région OTAN : Vous retrouvez d’ailleurs ceci dans la constitution européenne qui n’a pas été approuvée dimanche passé , de même que dans le plan de réforme des Sages dans lequel on fait jouer un rôle nouveau à l’OTAN. La collaboration entre l’OTAN et les Nations Unies a certes existé au moment des opérations en Bosnie – « le pot de fer contre le pot de terre » – Mais on est en présence d’un phénomène inédit : le fait qu’un des domaines propres aux Nations Unies se déplace vers une alliance régionale dominée uniquement par les pays du Nord.
Voici mes remarques concernant la sécurité collective.
Concernant le développement, je pense qu’il faudrait mentionner un phénomène nouveau, c’est que des Etats du Tiers-monde s’intéressent désormais au développement, je pense à la Chine, extrêmement généreuse, à la Corée qui a créé un fonds spécial (le Japon figure aussi parmi les principaux donateurs).
Mais ceci est révélateur d’un autre phénomène, à savoir que tous les Etats sans exception préfèrent l’assistance bilatérale à l’assistance via des organisations internationales, ce qui pose problème. En effet, les Etats, qui reçoivent des aides des organisations internationales, des Nations Unies, de l’Union européenne, de groupements régionaux, mais aussi des aides bilatérales, n’ont pas, en pratique, la capacité d’absorber ces différentes aides. Je peux me tromper, mais je crois que rien n’a été fait pour coordonner l’assistance en amont – et non pas en aval – entre le bilatéral et le multilatéral. Si vous prenez les chiffres de l’aide des différents pays, vous vous rendrez compte que le montant de l’aide bilatérale est quatre fois plus important que celui octroyé à travers le multilatéral, et je pense qu’il y a là un véritable problème.
Par ailleurs, je crois que la réforme du Conseil économique et social est définitivement enterrée. Et, si on lit attentivement le rapport, Lord Hannay, on sent très bien une volonté de spolier les Nations Unies de leur rôle en matière de développement économique et social au profit de la Banque Mondiale, du Fonds monétaire, et de l’Organisation mondiale du commerce, l’ONU étant appelée à être relégué au rôle d’un forum où l’on se contenterait de débattre des problèmes économiques et financiers. Les prélèvements de solidarité et taxes fiscales internationales, sont, je pense, un vieux rêve soutenu, il y a bientôt une vingtaine d’années, par l’ancien secrétaire général Perez de Cuellar, mais jamais mis en oeuvre. Bien plus, on a assisté à une véritable levée de boucliers de la part du Congrès américain: « Il est inadmissible qu’on impose au peuple américain une taxe qui ne soit pas approuvée par le Congrès ! ».
Je vous dirai aussi que les Etats membres ne sont pas plus en faveur de cette taxe ou de cette fiscalité. Pourquoi ? Parce qu’à travers leur contribution, ils disposent d’un pouvoir de pression sur les Nations Unies. J’ai souvent été confronté à ce problème: un Etat ne paye pas sa contribution ou tarde à la payer, et vous fait comprendre d’une façon très discrète que vous n’avez pas nommé untel ou qu’il tient à ce que vous nommiez untel à tel poste et qu’il sera alors disposé à payer les arriérés. Les Etats eux-mêmes préfèrent donc garder un contrôle sur les Nations Unies à travers leurs contributions.
La seule organisation qui ait eu des revenus propres, c’est l’Organisation pour la protection intellectuelle. Mais que s’est-il passé alors ? Les Etats ont progressivement diminué leurs contributions à cette organisation.
Je suis pour ma part en faveur d’une fiscalité internationale.
Je tiens à vous rappeler qu’en 1992 on avait demandé un rapport sur les finances des Nations Unies. J’avais proposé à ce moment l’idée d’une fiscalité internationale et on s’y est immédiatement opposé tout comme on s’est opposé à l’idée que les Nations Unies puissent emprunter auprès de banques internationales, ce qui aurait évidemment donné une plus grande liberté d’action aux Nations Unies, dès lors moins tributaires de la décision des Etats membres.
Revenons à la Cour internationale de Justice, le troisième point.
Je partage votre analyse sur le fameux article 51 et je me méfie vraiment des différentes interprétations de cet article. Dès l’instant où il est fait référence à un danger imminent, nous allons au devant de guerres préventives, c’est un danger extrêmement grave qui risque de sonner le glas des Nations Unies.
A propos de la seconde question mentionnée par le Président de la Cour, j’ai vainement essayé de donner au Secrétaire général des Nations Unies l’autorisation de demander un avis consultatif à la Cour. Cela lui aurait donné une forme de pouvoir supplémentaire, et en même temps la Cour en aurait été renforcée.
La multiplicité des cours internationales constitue un réel un danger.
J’aurais voulu revenir sur le problème de la constitutionnalité des résolutions du Conseil de sécurité (je crois que cela a fait l’objet d’un jugement), un sujet extrêmement grave. Il arrive très souvent que le Conseil de sécurité, qui a un pouvoir illimité, adopte une résolution foncièrement anticonstitutionnelle au regard de la Charte. La Cour peut-elle jouer un rôle ? A-t-elle joué un rôle ? C’est une question que je pose.
Concernant la réforme, c’est le quatrième point, je pense que, comme vous l’avez dit, Lord Hannay, nous avons raté le tournant de l’après Guerre froide. Après les guerres napoléoniennes, le Congrès de Vienne a permis de gérer les problèmes des relations européennes pendant presqu’un siècle. Après la Première guerre mondiale, il y a eu Versailles et la SDN. Après la Seconde guerre mondiale, vous avez eu San Francisco et la création des Nations Unies. Après la Guerre froide, qui était une troisième guerre mondiale, il n’y a rien eu, si ce n’est, à un certain moment, les déclarations du Président Bush père disant qu’il fallait une nouvelle réforme, un nouvel ordre mondial … mais rien n’a été fait et on ne parviendra à une réforme ou même à une vision nouvelle des choses qu’à travers une conférence internationale et à travers la participation des Etats. Malheureusement, ce ne sont pas les techniciens, beaucoup plus savants que les diplomates, qui se réuniront lors d’une conférence internationale, qui pourront faire changer les choses.
Concernant le Peace building je pense aussi qu’il s’agit d’une phase essentielle. Que se passait-il autrefois ? Une fois la guerre terminée, les Etats, les Nations Unies s’empressaient de retirer leurs troupes et de mettre fin à leur présence sans se rendre compte que la convalescence est une étape plus délicate que la maladie, et que c’est justement au moment de la convalescence que l’on a besoin d’une présence onusienne, et qu’il faut participer à l’institutionnalisation de la paix.
Faut-il créer, comme vous le proposez dans votre projet, une nouvelle commission spéciale qui s’occuperait des opérations du maintien de la paix ? Après tout c’est une action préventive après la guerre. Il y a en effet deux catégories d’actions préventives : les actions préventives qui prennent place avant qu’un conflit n’éclate et les actions préventives, mises en place une fois le conflit terminé, pour éviter la résurgence de nouveaux conflits. Je pense qu’il faut en discuter : Les organismes qui existent déjà, notamment le Département des opérations de maintien de la paix, peut-il agir avec plus d’efficacité et parvenir à une meilleure synchronisation avec les différentes agences des Nations Unies qui opèrent chacune de leur côté ? C’est un problème qui mérite attention.
Dernière remarque, je crois qu’un orateur a évoqué ce qui influence le Conseil de sécurité : les médias, CNN…(dont j’ai dit un jour que c’était le seizième membre du Conseil de sécurité), le New York Times, mais aussi l’influence de New York.
Je voudrais élargir le problème en me plaçant en tiers-mondiste. Ce qui continue à dominer les Nations Unies, c’est un certain européo-centrisme : tout ce qui touche à l’Europe a une portée immédiate, on s’y intéresse, ce qui est loin d’être le cas lorsqu’il s’agit d’autres régions du monde. Je pourrais vous donner des dizaines d’exemples que j’ai vécus : quand j’ai demandé 5 millions de dollars pour le Libéria, on me les a refusés alors qu’on dépensait chaque jour 5 millions de dollars pour la Yougoslavie ! Là, il y a effectivement un sentiment de discrimination perçu par les pays du Tiers-monde, et qui a été perçu par ceux qui ont lu le rapport que vous avez écrit.
Ce rapport présente un Tiers-monde tellement sous-développé, objet de tant de guerres. Et quand vous écrivez que le Conseil de sécurité doit intervenir dans le cas de grave crise économique, cela veut dire que le problème du développement est lié au problème de la sécurité et que vous recommandez aux pays riches du Nord d’intervenir pour protéger leur sécurité…
On déforme donc le Conseil… peut-être est-ce un moyen d’encourager les pays riches à honorer leur promesse d’une aide égale à 0,7% de leur produit (ce qu’ils avaient promis il y a une vingtaine d’années) ? Mais le fait est là : nous sommes toujours dominés par une certaine forme de discrimination.
Cela s’explique par le manque d’intérêt pour certains conflits qui ont lieu en Afrique. Un génocide frappe le Darfour, c’est une tragédie depuis trois ans. On avait pourtant juré que ce qui s’était passé au Rwanda ne devait pas se répéter et cela se répète au Darfour sans que personne n’agisse. Je ne veux pas rentrer dans les détails des causes et des difficultés, mais voilà un fait.
Dans le même ordre d’idées, on a le sentiment qu’il y a vraiment deux poids deux mesures dès qu’il s’agit d’une région du Tiers-Monde. Il se peut que j’exagère, mais je tiens à vous dire que c’est la perception qu’en ont les pays du Tiers-Monde.
Vous allez me dire aussi que les idées viennent du Nord et que le Sud est incapable… Je reconnais qu’une des difficultés du Sud, sauf rares exceptions, c’est qu’il a du mal à se faire entendre. Une des causes de son sous-développement, c’est le fait qu’il ne sait pas se défendre, qu’il ne sait pas plaider sa cause, ce qui crée une double discrimination. Lorsqu’on inflige des sanctions à un Etat sous-développé, quelle que soit la raison de ces sanctions, légitimes le plus souvent, ces sanctions sont triples parce que le pays touché ne sait pas comment répondre, il commettra toutes les erreurs qui alourdiront les sanctions…Il ne sait pas engager un dialogue ; s’il l’engage, il l’engage mal ; s’il parle, il utilise les mots qu’il ne faut pas, provoquant des réactions contraires.
Ce fond de discrimination domine l’institution internationale, que ce soit en raison du siège de l’ONU à New York ou à cause d’une très vieille tradition européo-centriste qui est toujours à l’oeuvre. Il y a deux catégories d’Etats, c’est une fracture sociale à l’échelle planétaire qui va perdurer en dépit des promesses que nous avons entendues (en l’an 2015 …). J’appartiens peut-être, dans ce cas, à un groupe très pessimiste car j’ai bien peur qu’en l’an 2015 vous n’ayez encore de nouvelles promesses à nous offrir, on passera alors à l’horizon 2030, et ainsi de suite… et la fracture ira en s’aggravant. C’est là pour moi le problème majeur de ce siècle commençant.
Quand on prétend que les nouvelles technologies vont aider le Tiers-monde et vont lui permettre d’accélérer le développement, c’est faux. La moitié des villages du Tiers-monde n’ont pas d’électricité, plus de la moitié des populations du Tiers-monde sont illettrées et ne peuvent donc pas utiliser les nouvelles technologies, alors que les nouvelles technologies vont tripler la capacité de développement du Nord.
Que faut-il faire ? Je ne suis pas en mesure de proposer une solution, mais je tiens à faire remarquer que ce problème a dominé la planète, a dominé les Nations Unies pendant ces cinquante dernières années, avec des hauts et des bas. Au moment de la Guerre froide, les pays du Tiers-monde avaient la capacité de faire entendre leur voix, que ce soit dans le cadre du non-alignement, que ce soit à Bandung … Aujourd’hui, ils n’ont même plus cette possibilité.
Oublions Doha, oublions les récents événements… la plupart du temps, les décisions sont prises par un consortium de super puissances qui ont les moyens économiques et financiers et qui, à juste titre, disent : « Puisque c’est nous qui allons octroyer l’aide, c’est à nous de leur dire ce qu’ils doivent en faire… ».
D’où les nouvelles conditionnalités imposées aux Etats. Mais imaginez un Etat sous-développé qui vivait sous un régime autoritaire, qui avait une économie centralisée, dont la population est illettrée et, auquel on demande, du jour au lendemain, d’instaurer la démocratie, de passer à l’économie libérale … ! Il ne pourra jamais le faire, il ne réussira pas, il aggravera même sa situation.
Je reviens donc à cette idée que le problème de la fracture sociale qui a été creusée par différents organismes n’a pas, jusqu’à présent, trouvé sa solution. Je ne prétends pas qu’il y aura une solution et je pense qu’une des raisons qui subsistent, en arrière-pensée, c’est une certaine discrimination à l’égard d’une grande partie du monde.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.