Intervention de Denis Bauchard

Denis Bauchard, Ancien Président de l’Institut du Monde Arabe, Chargé d’une mission sur les propositions de réforme des Nations Unies dans le domaine économique et du développement

Intervention prononcée lors du colloque du 6 juin 2005 L’ONU en 2005

Bernard Miyet a évoqué nos souvenirs communs d’anciens combattants quand, avec l’ambassadeur Stéphane Hessel et d’autres, nous menions le combat du développement dans les différents forums, sur différents fronts, à Manille, à Belgrade, à l’ECOSOC et dans d’autres lieux, avec, il faut bien le dire – et Bernard Miyet y a fait allusion – beaucoup de frustrations. Celles-ci s’expliquaient parce que déjà à l’époque, on sentait que les Nations unies et la CNUCED étaient en train de se faire dénier toute compétence sur la question de la dette comme sur celle du commerce international. Frustrations également parce que d’une année sur l’autre les résolutions se répétaient sans être mises en œuvre.
Ce fut une époque où on a beaucoup parlé des « négociations globales » : il s’agissait, dans la période qui a suivi le choc pétrolier de 1973, d’organiser un nouvel ordre économique international fondé sur le dialogue Nord-Sud. Cet exercice, en fait, n’a mené à rien compte tenu, notamment, de l’opposition américaine.

Peut-on en 2005, année du développement, espérer mieux et plus ?

Actuellement l’approche est certainement plus pragmatique, moins idéologique, moins tournée vers le « droit au développement ». En effet, on peut dire qu’en 2005 les questions du développement ont aux Nations Unies une place qu’elles n’avaient pas occupée depuis bien longtemps. Avec le sommet du millénaire, en l’an 2000, un certain nombre d’objectifs ont été fixés qui doivent être atteints pour 2015, c’est ce qu’on appelle les OMD, « les objectifs du millénaire pour le développement ». L’année 2005 verra la tenue au mois de septembre d’un sommet qui évoquera l’état et le suivi de ces objectifs, mais qui traitera également du problème d’ensemble de la réforme des Nations unies.

Le deuxième aspect, également plus encourageant, est qu’il y a actuellement une meilleure coordination entre les Nations Unies de New York et les institutions de Bretton Woods à Washington. Dans le passé déjà le Secrétaire général avait un rôle de coordination puisque chaque année se tenait une réunion qui faisait le point mais les choses vont maintenant beaucoup plus loin et la Banque mondiale a développé, de façon très pertinente, toute une réflexion sur le développement. De plus en plus, les ministres des Finances prennent le chemin de New York, ce qui est tout à fait nouveau : à la fin de ce mois une réunion des ministres des Finances se tiendra à New York, juste avant la session de l’ECOSOC.

Que va-t-il se passer en 2005 aux Nations Unies ?

Le secrétaire général vient de déposer un rapport évoquant l’ensemble des réformes des Nations Unies mais où les questions du développement y tiennent une place très importante. Mais ce rapport a été précédé d’un excellent travail fait par un économiste américain, Jeffrey Sachs, professeur à l’université de Columbia, qui, pendant plusieurs mois, a réuni plusieurs dizaines d’experts pour réfléchir aux questions de développement dans tous leurs aspects et qui a déposé un rapport de plusieurs centaines de pages au mois de janvier dernier, accompagné fort heureusement d’un résumé. Celui –ci fait un diagnostic très objectif de la situation des pays en développement et essaye d’évaluer le degré de réalisation des objectifs définis en l’an 2000. Il fait également des propositions très pertinentes pour contribuer à les réaliser.
Les huit objectifs définis en l’an 2000 sont relativement généraux, mais ils se déclinent en sous objectifs parfois ciblés de façon assez précise et quantifiée. Par exemple, parmi les huit objectifs, il y a celui-ci: « faire disparaître l’extrême pauvreté et la faim » avec, comme premier sous objectif : « réduire de moitié d’ici à 2015 la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour… réduire de moitié d’ici à 2015 la proportion de la population souffrant de la faim… ». En matière d’enseignement, l’objectif est très ambitieux : d’ici 2015, l’ensemble des enfants de la planète devraient être scolarisés au niveau du primaire.

Ce rapport Sachs , qui a été discuté à Paris à l’occasion du Forum sur le développement durable, en janvier 2005, vise non seulement à faire un constat mais à définir les objectifs et les politiques les plus appropriées pour parvenir à la réalisation de ceux-ci d’ici 2015. Ils constatent que, au regard des objectifs fixés, des progrès réels, ont été faits, même s’ils sont inégaux suivant les domaines et selon les continents : encourageants dans le domaine de la croissance économique, par exemple en Asie, encourageants dans un certain nombre de pays s’agissant de la bonne gouvernance mais avec des « trappes de pauvreté » – selon le terme utilisé par J. Sachs dans un certain nombre de pays, effectivement piégés dans ces « trappes ».

En matière d’aide publique au développement, les résultats, pour l’instant, ne sont pas très satisfaisants puisque elle se situe au niveau de 0,25% du revenu national alors que l’objectif est de 0,7%. En 1980, il était à 0,33% ; on a donc plutôt régressé dans ce domaine. S’agissant de la pauvreté, J. Sachs constate que près d’un milliard de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour.

Parmi les zones les plus en retard, il y a essentiellement l’Afrique où les objectifs sont loin d’être atteints, notamment en termes de sécurité alimentaire, de santé, de mortalité infantile, d’éducation etc. ; .J. Sachs a fait un certain nombre de propositions intéressantes, avec une véritable vision volontariste du développement fondée sur un partenariat : les pays développés apportent des moyens financiers mais chaque pays bénéficiaire est maître et responsable de son développement et doit s’engager à assurer une bonne gouvernance. Vaste sujet, vaste problème !

Parme les propositions, le rapport souligne l’importance d’un apport supplémentaire d’aide publique au développement et, concrètement, propose le doublement du niveau de l’aide publique d’ici 2015. On passerait ainsi d’un niveau d’APD de l’ordre de 50 milliards de dollars à un niveau de 100 milliards de dollars par an, ce qui est extrêmement ambitieux. Ceci pose le problème d’une réflexion sur des mécanismes innovants de financement, car il est bien évident que les budgets des pays développés – soumis par ailleurs à des contraintes budgétaires fortes – ne seront pas capables à aux seuls d’atteindre ces objectifs. J. Sachs souligne la priorité africaine qu’il qualifie d’épicentre de la crise, l’Afrique devant bénéficier de mesures spécifiques. Il propose le renforcement de l’harmonisation de l’aide entre institutions multilatérales et entre celles-ci et les organismes d’aide bilatéraux. Il propose également une annulation totale des créances multilatérales des pays les plus endettés.

L’ensemble de ce rapport et de ces recommandations ont été accueillis plutôt positivement, le constat est fait en termes assez concrets, précis : depuis très longtemps, il n’y avait pas eu un document aussi complet et d’aussi bonne qualité dans le cadre des Nations unies.

Le rapport du Secrétaire général, déposé au mois de mars, intitulé « Dans une liberté plus grande, développement, sécurité et respect des droits de l’homme » a pour ambition de proposer une réforme des Nations Unies sous tous ses aspects avec un volet « développement » très important et ambitieux. Tout un chapitre est ainsi consacré au thème : « vivre à l’abri des besoins ». Les principales orientations reprennent assez largement le rapport Sachs et le rapport du groupe des Sages auquel M. Robert Badinter a participé.
Le Secrétaire général préconise la définition de stratégies nationales orientées vers la réalisation des objectifs en 2015 avec l’idée que la communauté internationale est là, non pas pour guider, pour imposer ses normes, mais pour appuyer les stratégies nationales. L’objectif est bien d’atteindre 0,7% en 2015 (ce fameux 0,7% existait déjà depuis longtemps mais sans calendrier) avec une étape intermédiaire qui serait de 0,5% en 2009, c’est à dire environ 100 milliards de dollars à ce moment-là. M. Kofi Annan reste assez discret quant aux mécanismes innovants de financement ; il y a, il faut le dire, sur ce point, des discussions difficiles et, surtout, il y a une hostilité foncière des Etats Unis à tout mécanisme de taxation internationale. Enfin, le Secrétaire général prône des remise supplémentaires de dettes mais de façon moins brutale et moins univoque que ce que propose la rapport Sachs.
En matière de commerce, il est proposé de mener à bonne fin le processus de Doha pour 2006 avec, comme priorité, de libérer, pour les pays les plus pauvres, toutes les exportations, à la fois en termes de droits de douane et de quotas. Le Secrétaire général prône aussi un effort très important dans la lutte contre le sida avec des moyens financiers considérables puisqu’il pense que l’on devrait consacrer y consacrer de 7 à 10 milliards par an, ces financements bénéficiant pour une large part au continent africain. Voici l’essentiel de ses orientations.

En résumé : des documents ambitieux, des documents qui passent du quantitatif à un qualitatif, notamment en ce qui concerne l’efficacité et l’harmonisation de l’aide.

La France entend jouer un rôle important au cours de cette année placée sous le signe du développement

Du côté français, on a accueilli ces deux documents de façon plutôt positive, même si nos objectifs ne coïncident pas totalement. En effet la politique de la France en matière de développement a défini trois priorités majeures.

La première priorité est traditionnelle : l’augmentation substantielle de l’aide publique au développement ; depuis quelques années, un effort certain a été fait puisque nous progressons régulièrement, la France devrait se situer en 2005 à 0,44% du RNB, atteindre 0,5% en 2007 et 0,7% en 2012. Des calendriers un peu du même type ont été définis dans le passé avec plus ou moins de succès. Il y a manifestement actuellement une volonté politique forte pour augmenter régulièrement cette aide.

La France a voulu apporter une contribution particulière sur le problème des mécanismes de financement innovants : Jean-Pierre Landau, inspecteur des Finances et conseiller financier à Londres a été chargé de réfléchir à différentes hypothèses de travail avec l’idée de proposer un mécanisme international affecté au profit des pays en développement permettant de dégager des financements additionnels. Cette taxation pour être acceptable devrait avoir une assiette très large avec un niveau faible. Au départ, l’idée d’une taxation sur les mouvements financiers, notamment ceux à caractère spéculatifs, a été avancée ; mais bien d’autres types de taxation ont été étudiés, ayant à l’esprit plusieurs préoccupations : une assiette aussi large que possible, un taux faible et une technique de perception relativement facile tout en évitant des distorsions internationales. Cette taxation devrait, pour être acceptable, être affectée à des cibles précises. La réflexion a avancé malgré des réticences qui venaient de plusieurs côtés, notamment des ministères des Finances des pays développés. Les Etats Unis pour leur part, ont affirmé, d’emblée, qu tel mécanisme serait contraire à la Constitution américaine et qu’il n’en était pas question. Mais des réticences sont également apparues de la part de certains pays en développement qui ont vu le risque de voir ce mécanisme donner des prétextes pour réduire l’effort d’aide budgétaire.

Sur la base du rapport Landau, un certain nombre d’idées, de réflexions plus précises ont été avancées au sein d’un groupe de travail, appelé le groupe quadripartite, puisqu’à l’origine il était formé du Brésil, du Chili, de l’Espagne et de la France : celui-ci s’étend maintenant à un certain nombre d’autres partenaires, notamment l’Allemagne. Ces idées ont été présentées d’abord au niveau européen et nous essayons maintenant de convaincre certains de nos partenaires du G 8 de s’associer à cette réflexion. Au dernier conseil ECOFIN informel de l’Union européenne, il a été décidé le principe d’une taxation sur les billets d’avion qui oscillerait entre un et deux dollars et pourrait être mise en œuvre, soit à titre obligatoire, soit à titre facultatif par les pays membres de l’Union européenne.

En matière d’aide publique au développement, la France propose ainsi une augmentation de l’aide budgétaire proprement dite et la mise en place de cette taxation internationale que l’on préfère maintenant appeler « prélèvement de solidarité », expression davantage politiquement correcte, qui pourrait être affectée à la lutte contre le sida.

La deuxième priorité du côté français – et là on rejoint là tout à fait les préoccupations du Secrétaire général et du rapport Sachs- est l’Afrique. La France, en partenariat avec le Canada, avait déjà affirmée au niveau du G8, à Kannanaskis en 2002, à travers le NEPAD cette priorité africaine. Celle-ci est également affirmée au niveau de la reconstitution du Fonds mondial contre le sida dont les bénéficiaires sont essentiellement les pays africains.

Le troisième objectif, est l’institution de une bonne gouvernance internationale. Il s’agirait de mettre en place une enceinte politique de gouvernance économique et sociale, une sorte de conseil de sécurité économique. C’est une idée qui a été développée dans plusieurs enceintes, avec beaucoup de réticences de la part de certaines grandes puissances, notamment de la part des Etats Unis. Une enceinte de ce type commence à se développer à Washington à travers le G20 – initié par Paul Martin actuellement Premier ministre canadien, mais qui était à l’époque ministre des Finances – qui vise à associer les pays émergents, financièrement. L’idée pourrait être d’élargir ce G20 à d’autres pays en développement qui n’en font pas partie, notamment des pays pauvres, qui s’ajouteraient donc aux pays émergents.

Une autre idée serait de réformer l’ECOSOC. Bernard Miyet a évoqué les différentes initiatives prises dans le passé pour réformer ce conseil, mais celui-ci est-il réformable ? Il y eu certes une grande époque de l’ECOSOC au lendemain de la Guerre, dans les années 1945-1947 où des personnalités aussi éminentes que André Philip, Pierre Mendès-France ont participé à ses travaux. Mais ces temps sont révolus depuis bien longtemps. Les ministres cependant retrouvent quand même peu à peu le chemin de l’ECOSOC, notamment à sa prochaine session de printemps à la fin de ce mois de juin. L’idée serait de faire de l’ECOSOC un organisme de suivi des objectifs du millénaire pour le développement, en particulier en lui faisant jouer un rôle de coordination des activités opérationnelles des Nations unies et d’en faire une sorte de forum et d’enceinte de réflexion sur les questions de développement. Ce sont d’ailleurs des idées de ce type que le Secrétaire général propose dans son rapport.

Enfin la France pousse à la création d’une véritable organisation internationale pour faire face aux problèmes de l’environnement, l’ONUE, projet qui se heurte encore à des réticences, notamment de la part des Etats-Unis.

Toutes ces questions ceci fait l’objet des discussions en cours dans le cadre de l’Assemblée générale. Celles ci font apparaître que les problèmes du développement sont très liées aux autres aspects de la réforme des Nations Unies, pour des raisons évidentes : en effet un certain nombre de pays se montrent très ouverts sur ces questions de développement comme l’Allemagne ou le Japon. Ils sont d’autant plus prêts à se montrer généreux qu’ils souhaitent avoir le soutien aussi large que possible des PVD alors qu’ils briguent un siège permanent au Conseil de sécurité. Si ce souhait, ne devait pas se réaliser, on pourrait craindre que leur générosité en soit affectée. Un autre aspect est qu’un certain nombre de grands pays en développement, sûrs de ne pas siéger au Conseil de sécurité à titre permanent, jouent un peu la politique du pire et, dans la discussion, se montrent assez systématiquement hostiles et réservés, pensant qu’il n’ont rien à attendre d’une négociation globale dont ils risqueraient d’être les grands perdants.

Cette négociation qui se poursuit en ce moment même va être marquée par une réunion des ministres des Finances à la fin du mois de juin, suivie d’une réunion des ministres du Développement à l’ECOSOC ; elle se poursuivra pendant l’été et devrait avoir comme point d’orgue le sommet des chefs d’Etats et de gouvernements qui se réuniront à New York le 16 et le 17 septembre 2005 pour évoquer l’ensemble de la réforme des Nations Unies, y compris la question du développement.

Ce sommet constituera sans doute une étape importante pour les Nations unies.

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