Débat final lors du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » du mercredi 10 février 2021

Marie-Françoise Bechtel

J’ai été frappée par la convergence entre les participants autour de l’idée que l’Allemagne ne désire pas être une puissance stratégique. Elle l’est un peu accidentellement. Cela m’a rappelé les propos d’André Malraux : « Les États-Unis sont dans la situation étrange d’un pays devenu le plus puissant de son temps, sans l’avoir vraiment cherché. En gros, ils voulaient vendre des machines à coudre, ils les ont vendues. Avec pas mal d’autres choses. » [1] Ils se sont retrouvés par la puissance de leur économie à la tête d’un véritable empire.

L’Allemagne peut-elle échapper à ce destin « à la Malraux » ? L’histoire du XXe siècle a été tellement accidentée pour l’Allemagne que l’on peut comprendre sa très grande réticence à entrer dans ce qui serait une sorte d’impérialisme européen.

J’ai été très intéressée par la notion de règle qui a été développée par Édouard Husson. Je voudrais juste faire remarquer que la règle n’est pas innocente, la règle a un contenu. Pourquoi cette règle-là et pas une autre ? Pourquoi la règle « Schwarze Null » l’emporte-t-elle ? Nous avons récemment consacré un séminaire à l’arrêt du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande [2] autour de Markus Kerber. On voyait très bien qu’une partie des décideurs allemands, qu’il représente, rejette ce qui n’est pas la règle, notamment la règle constitutionnalisée de l’absence de déficit budgétaire et de dette. Mais la règle n’est pas innocente. Cette règle en particulier est quand même représentative d’une large partie de la classe économique dominante en Allemagne. Jusqu’au moment où celle-ci se rend compte que le marché européen ne sera pas suffisamment au rendez-vous pour compenser une relative réduction de ses marchés américain et chinois.

D’où cette question que je pose aux intervenants : Ne peut-on pousser l’Allemagne à substituer à cette règle extrêmement drastique une autre règle dont la logique pourrait entraîner cette adhésion culturelle qu’Édouard Husson a particulièrement bien décrite ?
Je pensais à la règle fiscale.

Une règle d’harmonisation fiscale interne à l’Europe ne pourrait-elle faire contrepoids à la règle allemande du non-déficit, de la non-dette ? Cette règle d’harmonisation fiscale interne à l’Union européenne – qui bien sûr poserait à certains de ses membres le problème de son approvisionnement en main d’œuvre sur les marchés à bas coût – n’a-t-elle pas en elle-même une logique telle qu’elle pourrait, portée par la France, entraîner un certain nombre de pays pour faire pression sur l’Allemagne ?

Même question en ce qui concerne les règles fiscales externes, qui poseraient la question de la protection aux frontières qui, certes, pourrait mettre l’Allemagne en difficulté avec certains de ses marchés. Quelle chance peut-on donner à une règle fiscale, au prétexte de protection écologique et sociale, aux frontières externes de l’Union européenne dont les traités laissent la possibilité ouverte puisque le tarif extérieur commun n’a jamais été officiellement abrogé ?

Ne pourrait-on pas, partant de cette base culturelle qui a été si fortement décrite, essayer de la transformer, en prenant l’Allemagne où elle est et en essayant de l’emmener plus loin et ailleurs dans notre sens ?

Jean-Pierre Chevènement

M. Helge Braun a évoqué un mécanisme qui serait un corridor conduisant vers un retour à la situation préconisée par le « Schwarze Null » mais qui permettrait de maintenir un déficit sur un certain nombre d’années. La proposition faite par le chef de la Chancellerie fédérale, qui a bien sûr provoqué un tollé, a quand même été bien reçue par un certain nombre de représentants, par exemple des Verts. Je pense qu’au sein de la CDU des réticentes plus ou moins fortes se sont exprimées.

Peut-on admettre que, du point de vue de ces règles sur lesquelles il faudra s’entendre, un accord peut être trouvé pour encadrer les déficits et résoudre les problèmes de politique industrielle de façon à isoler certains secteurs particulièrement décisifs dans la compétition mondiale pour permettre à l’Europe d’y faire face ?

Édouard Husson

Pour répondre à Marie-Françoise Bechtel, de quelles règles s’agit-il ? On part de ce qu’on appelle l’ordolibéralisme. Il a connu des évolutions. Mais si une harmonisation fiscale poussait vers une baisse généralisée de la fiscalité je pense que les entreprises allemandes seraient d’accord : elles demandent plus de compétitivité aux plans européen et mondial.

La voie esquissée par un proche de Mme Merkel vise en effet à assouplir la règle, au moins provisoirement, ce qui rend la chose plus facile à obtenir. En sachant que d’aucuns, à Paris, diront qu’on ne referme pas ce qui a été ouvert, tandis que les Allemands protesteront que cela n’avait été décidé que pour un temps donné.

Une autre façon de considérer les choses ne rend pas forcément optimiste du point de vue que vous défendiez à l’instant. Si Mme Merkel a aussi peu assumé les occasions d’un leadership européen c’est parce que sa seule ligne directrice était la politique intérieure. Elle a échappé à la pression de Nicolas Sarkozy (le poids de la France n’est pas suffisant). Il a fallu que B. Obama appuie N. Sarkozy pour que Mme Merkel commence à réfléchir à des formes de quantitative easing ou à mettre en place des procédures un peu plus européennes pour combattre la crise… Si elle a mis tant de temps à se mettre en mouvement c’est évidemment parce qu’elle avait son opinion pour elle. De même elle laisse croire aux Grecs qu’elle pourrait sortir une solution du chapeau mais en 2015 elle laisse s’avancer W. Schäuble, qui est sur une ligne dure. Enfin elle tranche sur une ligne quasiment aussi dure que celle de W. Schäuble parce qu’elle sait qu’elle a l’opinion allemande derrière elle.

Le candidat à la succession qui sera le mieux placé, vraisemblablement quelqu’un de la CDU ou de la CSU, échappera-t-il à ces contraintes de politique intérieure ? Le prochain chancelier allemand n’aura pas la même latitude que Mme Merkel pour phagocyter les idées du partenaire de coalition afin de se les approprier. C’est d’ailleurs ce qui va être passionnant à observer dans les mois qui viennent. Le prochain chancelier devra être vraiment un chef d’équipe acceptant que le ou les partis l’aidant à gouverner codécident avec lui. Alors que Mme Merkel, en seize ans, a réalisé la performance de phagocyter, au sens plein du terme, toutes les forces politiques qui l’aidaient. Le FDP a d’ailleurs failli mourir après l’épisode 2009-2013.

Quel sera le rapport de force ?

En cas de coalition « jamaïcaine » (noir pour la CDU-CSU, jaune pour le FDP, vert pour Die Grünen) les idées européennes défendues seront à la fois celles de la CDU, de la CSU, mais aussi des libéraux et des Verts.

Si la CDU-CSU et les Verts ont suffisamment de parlementaires à eux deux pour gouverner, il y aura malgré tout d’énormes discussions et le projet européen ne sera pas univoque. Markus Söder a déjà posé des jalons pour dire qu’il était prêt à gouverner avec les Verts, mais cela ne sera pas si simple.

Par ailleurs, quoi qu’ils disent, tous les partis seront sous la pression de l’AfD (Alternative für Deutschland), actuellement à 9 % ou 10 % dans les sondages mais qui pourrait remonter à 12 % ou 13 % si le débat se tend sur la question de la dette, sur la question des déficits, sur celle de l’immigration aussi ou du fait de tensions avec la Turquie. La CDU en particulier, pour ne pas perdre trop de voix, surtout en Allemagne de l’Est, aura tendance à durcir son discours sur ces sujets.

Il peut y avoir une façon différente de gouverner mais nous dépendons totalement de ce que sera la politique intérieure allemande.

Y aura-t-il une vision claire à Paris ? C’est la question la plus importante, qui pèsera sur la campagne électorale allemande. A plusieurs reprises, Emmanuel Macron a exprimé un projet européen. Mais il s’agirait de faire un bilan critique de ce qui a marché et de ce qui n’a pas marché, dans le contenu et dans la méthode. La construction d’une véritable vision serait la chose la plus importante à faire au premier semestre de cette année, au plus tard en mai. Ce pourrait être une façon, pour Emmanuel Macron, de poser des jalons en vue de la campagne pour sa propre réélection. On peut dresser un bilan mitigé – quoique relevé par le plan de relance européen – du premier acte d’engagement européen. Quelle est la vision pour un deuxième acte ? En cas de deuxième quinquennat du Président Macron, quelle serait la vision européenne ? Quelles conclusions tire-t-il du succès mitigé du premier, largement dû au Covid (qui lui a permis de sauver un certain nombre de ses idées). Mais il ne faut pas refaire le discours de la Sorbonne qui évoque irrésistiblement cette caricature où l’on voit un Allemand portant une pile de dossiers venir négocier avec un Français qui, une feuille devant lui, prononce un poème en éloge de l’Europe. Je crois qu’il faut éviter cela. Il faut quelque chose de très concret. Que veut la France ? Cela obligera les partis allemands à se positionner par rapport à ce que veut Paris. En effet, quoi qu’on dise, Paris reste le principal partenaire de Berlin dans l’Union européenne.

Jean-Pierre Chevènement

Que peut offrir un président de la République, quel qu’il soit, comme perspectives claires ?

E. Macron a proposé un « corridor » pour une politique industrielle permettant de répondre à trois, quatre, cinq grands objectifs : les composants électroniques, les batteries et autres sujets majeurs où l’Europe doit assurer son autonomie. Si nous sommes capables de proposer ce corridor stratégique et, par ailleurs, une certaine politique d’harmonisation fiscale (à condition que ce ne soit pas toujours vers le bas, parce qu’il faut quand même qu’un peu d’argent rentre dans les caisses publiques), si nous avons des propositions claires pour l’avenir nous pourrons sortir de cette situation créée par la crise du Covid dans des conditions qui permettront à l’Europe de regarder avec confiance vers l’avenir.

David Cayla

Je ne crois pas que la mutualisation des dettes soit appelée à durer. L’endettement des pays va finir par devenir un problème. Pour l’instant on dépense l’argent, l’Union européenne emprunte mais dans le prochain budget de sept ans qui va être discuté, il va falloir rembourser cette dette, donc trouver des ressources propres, ce qui passera par des impôts européens. Derrière cette idée de mutualisation des dettes, il faut voir l’idée de créer une forme de fédération fiscale européenne qui permettrait également de répondre au problème de l’harmonisation fiscale. On n’en est pas encore là. Concrètement il n’y a toujours pas d’accord sur les impôts nouveaux qui iront financer la dette. Mais maintenant que l’Union européenne est endettée il va bien falloir qu’elle trouve des ressources. Je ne sais pas trop comment cela va se faire. Par contre, les impôts européens créés ne disparaîtront plus et il faudra ensuite trouver un moyen de dépenser cet argent. Je crois qu’un certain nombre de gens font le pari que la mutualisation des dettes sera l’amorceur d’une forme de fiscalité européenne. Je reste toutefois assez sceptique parce qu’une fiscalité européenne suppose une administration fiscale européenne et un prélèvement des impôts homogène sur tout le territoire. Or on sait aujourd’hui que l’on peut avoir des taux fictifs d’impôts, avec ce qu’on appelle les rescrits fiscaux. C’est la raison pour laquelle il faudra non seulement une forme d’harmonisation mais une police fiscale pour collecter réellement l’impôt. En effet, pèsera toujours le risque de « passager clandestin », notamment pour les petits pays (je ne collecte pas vraiment l’impôt sur mon territoire et j’attends que ce soient les autres qui le fassent).

La question d’une remontée éventuelle des taux d’intérêt explique l’angoisse que l’on peut éprouver parfois sur le niveau de dette.

L’endettement va exploser en raison de la crise du Covid, cela au-delà de 2021. Une récession est prévisible. Or toute récession produit des déficits, donc de la dette publique. On peut donc craindre d’être au bord de la faillite si les taux d’intérêt remontent.

Je crois que les taux d’intérêt ne remonteront pas parce que la finance est aujourd’hui quasiment administrée par la Banque centrale européenne qui, à l’instar de la Politique agricole commune de l’ancien temps, pratique des prix garantis en intervenant sur les marchés financiers pour limiter les taux longs. Si la Banque centrale européenne devait arrêter d’acheter et de vendre tous ces titres ou attendre qu’ils viennent à échéance, on se retrouverait devant une situation d’augmentation des taux d’intérêt qui rendrait un certain nombre de pays insolvables, en particulier l’Italie. Or si l’Italie est insolvable c’est tout le système bancaire européen, voire mondial, qui s’effondre.
Le système financier est totalement contrôlé parce que les taux d’intérêt fixés par la BCE déterminent les taux d’intérêt pour les États comme pour les achats immobiliers, les entreprises, etc. C’est pourquoi à mon avis, il n’y aura pas de retour à la normale.

Cela pose d’ailleurs un vrai problème conceptuel. L’ordolibéralisme, version allemande du néolibéralisme, repose quand même sur la régulation par le marché. Or aujourd’hui l’un des marchés les plus importants, le marché du capital, ne se régule plus par le marché mais par la Banque centrale européenne. Ce qui est assez vertigineux quand on y pense.

Concernant la politique industrielle, la crise du Covid a fait prendre conscience à nos dirigeants européens de la dépendance de l’Europe vis-à-vis d’un certain nombre de technologies et de l’importance de relocaliser sur le territoire européen des industries fondamentales.

Lorsque je parlais de politique industrielle tout à l’heure, je ne parlais pas de politique industrielle à l’échelle de l’Europe. Je pense que le grand jeu consiste aujourd’hui à répartir cette industrie de manière efficace sur tout le territoire, ce qui suppose, outre des politiques industrielles, des politiques d’aménagement du territoire, ce qui est beaucoup plus compliqué parce cela nécessite de revenir sur le principe de « concurrence libre et non faussée ».

Si on décidait de créer un champion européen, par exemple un « airbus des batteries », il ne s’implanterait pas en Grèce car, l’industrie automobile se trouvant en Allemagne, cela génèrerait un coût logistique. Si, dans les années 1970, on a pu implanter Airbus à Toulouse en dépit de coûts logistiques énormes (Toulouse n’est pas un port, il faut transporter des éléments des avions par la route à partir de Bordeaux…) c’est parce qu’à cette époque on n’était pas dans le néolibéralisme. Aujourd’hui, mener une politique industrielle à l’échelle du territoire européen signifie concrètement installer les usines là où elles sont efficaces, c’est-à-dire près des grands ports de la Mer du Nord. Cela ne résout pas le problème de divergence.

Il faudrait penser autrement la question de la politique industrielle. En tout cas l’idée de stratégie européenne d’indépendance vis-à-vis d’autres puissances doit être complétée par une stratégie d’aménagement du territoire qui permette à chaque pays de récupérer une partie de l’industrie. Faute de quoi certains pays vont se retrouver en situation de dépendance totale. Or on sait que la solidarité financière n’existe pas vraiment (on l’a vu en Grèce en 2015). Je n’ai pas de réponse à ce problème.

Ce dysfonctionnement n’est pas suffisamment perçu par nos dirigeants et je ne vois pas comment on va pouvoir s’en sortir sans faire une Europe à plusieurs vitesses, revenir sur les nations, peut-être avoir différentes monnaies, différents territoires au sein de l’Union européenne avec des règles différentes. En effet, les mêmes règles pour des territoires fondamentalement différents ne peuvent qu’accentuer les divergences.

Nicolas Ravailhe

Je vous parle depuis Bruxelles où je travaille.

Ce qui a été fait pendant la crise du Covid n’est pas un endettement commun. À défaut de ressources propres de l’Union européenne, qui n’existent pas aujourd’hui et pour lesquelles il n’y a toujours pas d’accord, les États « contre-garantissent » les dettes opérées par l’Union européenne, ce qui veut dire pour la France 67 milliards d’euros à rembourser pour 40 milliards reçus.

Le problème de la France dans l’Union européenne est qu’elle est le seul pays contributeur net, qui contribue davantage qu’il ne reçoit au budget de l’UE, qui n’a pas d’excédents commerciaux dans le marché intérieur et qui, à l’inverse des autres États, ne reçoit pas la solidarité européenne ! Plus une seule région française, à l’exception de l’Île-de-France, n’a un PIB par habitant supérieur à la moyenne européenne, ce qui révèle un décrochage économique extrêmement violent.

Ce que j’observe dans la difficulté de la relation avec l’Allemagne vaut aussi pour ce qui a été dit concernant la Chine et les États-Unis. Si, par exemple, l’Europe ne se défend pas face à l’extraterritorialité du droit américain, ce n’est pas parce qu’elle ne disposerait pas des outils juridiques, ni parce qu’il n’y a pas d’accord entre nous mais simplement parce qu’elle n’y a pas intérêt. Nous (Européens) avons tous les ans 140 milliards d’euros d’excédents commerciaux tous les ans aux États-Unis dont environ 50 % sont allemands. Ce qui veut dire que, Allemagne en tête, l’Union européenne n’a absolument pas intérêt à aller chatouiller les États-Unis, provoquant le risque d’une réaction. L’Allemagne paye également des amendes aux USA mais c’est un racket absorbé par les excédents commerciaux. Pour la France, c’est différent car outre les amendes à payer par certaines entreprises françaises, il y a des prédations (Alstom) par les USA.

Il faut savoir que les excédents commerciaux de l’Allemagne en France sont quatre fois moindres que ceux qu’elle arrive à opérer aux États-Unis ! Juriste de formation je travaille sur ces dossiers. Dans le domaine de la défense, une bataille terrible oppose l’Allemagne et la France sur le futur avion de combat, l’hélicoptère Tigre, l’armement terrestre, etc. Les Allemands achètent du matériel américain parce que, n’étant pas dans le marché intérieur, les Américains seraient en mesure de pratiquer des représailles sur les exportations de voitures allemandes, ce que nous Français, contraints et désarmés par le marché intérieur européen, ne pouvons faire… sous peine de faire l‘objet d’une procédure d’entrave. Nous ne pouvons menacer l’Allemagne, si elle n’achète pas de Rafale, de taxer ses Volkswagen, Audi et BMW vendues en France en excédents extrêmement puissants.

Nous sommes pris dans une schizophrénie pour rééquilibrer la politique industrielle, relancer l’outil industriel, remettre en cause la politique de concurrence, faire sauter les problématiques d’aides d’État… Tous ces carcans que vous avez évoqués subsisteront parce que l’Allemagne a trop d’intérêts à protéger ses intérêts en Europe grâce à ces carcans. Cela lui permet d’acheter du matériel américain en échange de quoi elle se libère de la taxation. Sous Trump les Allemands en ont joué à merveille : en pleine crise du Covid ils ont acheté des F-18 Super Hornet et des EA-18G Growler au moment où Trump voulait taxer les voitures allemandes. Le lobby de Volkswagen aux États-Unis c’est l’industrie de défense américaine !

Il faudra bien, à un moment donné, revoir les règles du marché intérieur. Ce qui me déroute n’est pas tant la stratégie allemande qui est cohérente, connue, annoncée, qui ne nous prend pas en traître, que la passivité française.

Si elle veut sauver le projet européen, la France, sans tenir un discours agressif, doit arriver à rééquilibrer ce marché intérieur. On ne peut le faire que si on comprend que les règles du marché intérieur sont un frein à l’expression de la souveraineté économique européenne commune parce qu’elles servent le rouleau compresseur des excédents commerciaux allemands.

Dans le cadre de la politique de recherche commune européenne, le Conseil européen de l’innovation a réussi à développer le modeste EU Start Up Accelerator [3] , embryon du fonds souverain européen censé défendre la souveraineté commune industrielle européenne. Mais une « cacahuète » de 10 milliards d’euros ne représente rien sur une perspective financière de sept ans !

Quand on a voulu intégrer la souveraineté économique au futur Plan Juncker (actuel InvestEU) l’Allemagne s’y est opposée.
De même, la « résilience » invoquée dans le cadre de la crise du Covid est devenue totalement cosmétique, ce n’est qu’un vernis à côté des stratégies de transition numérique et écologique. Cela ne recouvre pas de réalité.

Ce qui nous piège c’est que nous Français pensons « en silo » sur les politiques européennes là où il faudrait pouvoir croiser. Protégée par la législation du marché intérieur, l’Allemagne peut faire ce qu’elle veut chez nous. Conscients de n’avoir plus de moyens politiques de rééquilibrer ce marché, plus de possibilités de représailles, nous nous sentons trop faibles et nous n’osons plus agir sur la scène européenne. L’Europe s’en trouve déséquilibrée et, à terme, le projet européen en sera menacé. Mais pour l’Allemagne tout va bien ! Aussi n’a-t-elle aucune intention de changer quoi que ce soit.

Un mot sur l’énergie. La centrale de Fessenheim ayant été fermée, l’Allemagne vient d’ouvrir une centrale à charbon à proximité de l’Alsace et il semblerait que nous allions acheter cette électricité. De plus, une initiative européenne extrêmement violente sur EDF est en train de s’opérer. L’Allemagne défend ses intérêts nationaux avec Nord Stream 2, le gaz russe.

On est en train de démanteler nos points forts, la défense et l’énergie, sans rien gagner en retour en matière de souveraineté européenne.

Les dettes Covid ne seront pas remboursées (ni nous, ni l’Italie, ni l’Espagne ne pourrons les rembourser). Et la direction générale ECFIN (Affaires économiques et financières) de la Commission européenne est déjà en train de travailler sur l’après Covid, donc sur le retour des règles. Il y aura donc de la conditionnalité. Que l’on rembourse ou que l’on ne rembourse pas, la conditionnalité revient. Et cette conditionnalité va être diabolique pour toute une série de politiques publiques en France, en particulier les politiques de relance industrielle sur lesquelles nous risquons d’être extrêmement freinés.

Jean-Pierre Chevènement

Merci de cette intervention particulièrement intéressante.

Édouard Husson

Les propos de M. Ravailhe touchent au cœur du problème. Il a magistralement analysé ce qu’on oublie trop souvent dans les débats français sur l’Union européenne, c’est que les hauts fonctionnaires et les industriels français ne se battent pas assez au sein de l’Union européenne. Face à l’Allemagne, il ne s’agit pas de remettre en cause l’intégralité de ce qui est en place mais de faire comme les Allemands : négocier, être toujours les meilleurs techniquement et maîtriser aussi bien qu’eux les règles européennes de manière à les tourner à notre avantage ou à demander leur révision dans la mesure où elles nous désavantagent.

C’est le grand débat des années qui viennent. Il va falloir sortir de la vision grandiloquente du discours de la Sorbonne et se poser la question de la défense des intérêts français au sein de l’Union européenne. Il est affligeant de constater notre incapacité à placer des personnes lors de l’arrivée d’une nouvelle Commission, aussi bien dans les cabinets des commissaires qu’au sein des directions.
Nous avons là de vrais sujets sur lesquels il va falloir travailler.

David Cayla

Je suis entièrement d’accord avec ce que viennent de dire Édouard Husson et M. Ravailhe.

Le problème est aujourd’hui le déséquilibre européen. Et la France se trouve de fait dans les territoires périphériques. Bien sûr il faut que la France défende ses intérêts. Encore faut-il qu’elle ait conscience de ses intérêts. Aujourd’hui, il n’y a pas de stratégie française européenne, notamment sur tout ce qui est économique, industriel. De même, pendant la crise de 2015, la France s’est totalement effacée et n’a manifesté aucune solidarité avec la Grèce.

Il y a quand même une réflexion à mener en France sur ce que l’on attend exactement de l’Europe. Si on veut réellement casser la logique de désindustrialisation qui aujourd’hui nous accable, encore faudrait-il se donner les moyens de savoir ce que l’on veut faire d’un point de vue industriel et macroéconomique. On ne peut pas se contenter, comme c’est souvent le cas, de répéter qu’il faut plus de solidarité européenne, des impôts européens, une mutualisation de la dette… Ce ne sont pas des objectifs français. J’attends que la France, enfin, détermine ses objectifs en Europe.

Georg Blume

Ce débat me rappelle ce qu’Emmanuel Todd m’a toujours expliqué concernant le complexe d’infériorité français vis-à-vis de l’Allemagne : dès que l’on commence à parler économie et finances, l’Allemagne est perçue comme une puissance insupportable et intouchable.

Je veux rappeler que la France a montré sa prééminence en Europe ces dernières années, notamment à l’occasion de l’accord de Paris sur le climat où la diplomatie française a déployé un savoir-faire de que l’Allemagne n’a jamais été capable de copier. Or c’est cet accord qui dicte nos réponses à la crise du climat. De même que la crise du Covid nous a amenés à renoncer au traité de stabilité, la crise du climat va nous contraindre à agir en tant qu’États sur les économies européennes. Et quand il s’agit d’interventions d’États, la France démontre un savoir-faire naturel supérieur à celui de l’Allemagne.

De même, la prépondérance française s’est exprimée le 18 mai 2020, quand Mme Merkel a salué l’initiative de Macron sur le budget européen.

À ces deux occasions exceptionnelles, pour répondre à des crises majeures, la France a porté le discours européen qui s’impose à l’Allemagne.

C’est en misant sur cet atout que vous pourriez influencer le futur gouvernement allemand. Les Verts, qui gouverneront l’Allemagne dans le futur, devraient prendre des leçons de la diplomatie française. C’est pourquoi je suis d’accord avec M. Husson quand il dit qu’il faut un message clair de Paris. C’est essentiel.

J’inviterai M. Husson à ne pas sous-estimer le chemin que Mme Merkel a parcouru, qui reflète l’évolution de la politique de l’Allemagne. Après avoir adoré tout ce qu’incarnent les États-Unis (puissance, liberté, etc.), ce qui est compréhensible chez une personne qui vient de l’Est (ce sont les États-Unis qui, plus que quiconque, ont libéré l’Allemagne de l’Est), après avoir chéri tous les présidents américains, jusqu’à Obama qu’elle a adulé, elle a parcouru ces quatre dernières années un très long chemin vers la France et elle est aujourd’hui capable, suivant M. Macron, de signer un accord avec la Chine auquel s’oppose le nouveau président américain. C’est le signe que Mme Merkel a changé de monde. Elle n’est plus dans un monde transatlantique dominé par l’hyperpuissance américaine. Elle a compris ce que représentent la Chine et l’Europe pour l’Allemagne. Il est permis de penser qu’une grande partie de l’intelligentsia berlinoise est sur la même ligne.

Le chef du service économique de mon journal me dit que l’industrie allemande ne supporterait plus le transatlantisme. Cela peut aussi être un rayon d’espoir.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, M. Blume, de cette intervention très sympathique à l’égard de Mme Merkel à laquelle nous faisons crédit. Mais elle ne sera plus chancelière au mois de septembre. Et il faudra probablement faire avec M. Laschet ou M. Söder.

Vous nous invitez à juste titre, nous Français, à surmonter notre tendance masochiste, notre manque de confiance en nous. Vous avez tout à fait raison. Je me souviens, dans les années 1980, des critiques que j’ai dû encourir pour mon soi-disant « colbertisme industriel » de la part d’économistes qui sont toujours bien en cours.

Je vois très bien les critiques auxquelles nous nous heurterons si nous voulons prendre les moyens d’une nouvelle politique. Mais je reste confiant parce que, comme l’a très bien dit M. Husson, il faudra définir de nouvelles règles. Elles sont nécessaires et c’est comme ça que les Allemands fonctionnent.

Mais la France n’est pas un pays périphérique, comme M. Blume l’a justement souligné. Politiquement parlant, la France est un pays central et ce qu’elle dira permettra de définir de nouvelles règles, si du moins elle sait y voir clair dans ses intérêts qui rejoignent les intérêts de l’Europe.

Je pense que nous pouvons mettre à profit ce que nous a dit M. Cayla sur la fiscalité européenne et la probabilité d’un non-remboursement de la dette, ne serait-ce que parce que les pays qui l’ont contractée ne pourraient pas la rembourser dans un délai raisonnable.

C’est un chemin nouveau qui est à défricher et il faut qu’une nouvelle génération se lève pour l’entreprendre.

Quand on entend M. Blume, on se convainc qu’un dialogue est possible avec nos amis allemands, parce qu’il exprime une fraîcheur et une générosité dont nous avons aussi besoin pour surmonter nos tendances dépressives et dépréciatives. Je crois qu’il faut retrouver une certaine confiance en nous-mêmes et dans l’Europe. C’est essentiel.

Merci à tous pour ce colloque très enrichissant qui a permis de nombreuses avancées productives. Il ouvre, je crois, un nouveau chemin. Nous ne sommes pas au bout.

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[1] « Les Réalités et les comédies du monde », entretien accordé à Olivier Germain-Thomas, L’Appel, n° 13, janvier-février 1975, pp. 3-31. (NDLR)
[2] « De l’arrêt du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe du 5 mai 2020 à la relance budgétaire et monétaire », séminaire organisé par la Fondation Res Publica le 22 septembre 2020. (NDLR)
[3] L’EU Start Up Accelerator, une initiative de la Finnova Foundation soutenue par Science14, soutient l’emploi et la mobilité européenne des jeunes entrepreneurs et le développement de projets en Europe. (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « L’Allemagne et la construction de la stabilité européenne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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